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KOURROGLOU.

Improvisation. — « Mes fleurs, je vous ai laissées dans le jardin ! J’ai laissé derrière moi des beautés dont la ceinture mérite d’être embrassée, j’ai laissé derrière moi mon nom et ma famille ! Comment puis-je retenir mes larmes, ô Kourroglou ? »

Kourroglou chanta :

Improvisation. — « Plus de larmes, je t’en conjure, ou tu me feras pleurer moi-même comme un enfant ou une vieille femme. Tu deviendras un guerrier, tu seras la gloire et l’orgueil de Kourroglou. Ne pleure plus. »

Ayvaz dit : « J’ai ouï dire que tu étais un guerrier ; tu dois alors me traiter comme il convient à un guerrier. Je ne puis dire si tu es un homme brave ou un vilain. Comment puis-je donc m’empêcher de pleurer ? »

Kourroglou lui promit d’en faire son fils, de le faire vivre dans l’abondance et de faire de lui un guerrier, et ils continuèrent leur voyage à Chamly-Bill.

Pendant ce temps, Mir-Ibrahim le boucher arrive chez lui pour chercher l’argent, et dit à sa femme : « J’ai rencontré aujourd’hui un berger qui est un grand niais. J’étais à court de quelques tumans pour payer les moutons, et je lui ai laissé Ayvaz en otage. Va, et tâche de trouver l’argent promptement. » Sa femme court chez quelques parents et amis ; et, ayant obtenu la somme nécessaire, elle l’apporta au boucher. Celui-ci remonta à la hâte sur sa chétive rosse, et retourna vite au troupeau. Mais à peine avait-il passé la porte, qu’il vit le berger entrant dans la ville avec ce même troupeau. « Berger, tu es un fripon, un voleur ! De quel droit amènes-tu mes moutons à la ville ? Je les ai achetés, je les ai payés. » Le berger dit : « Je ne te comprends pas. » Mir-Ibrahim demanda : « Quoi ! n’es-tu pas le berger de Roushan-Beg ? — Tu rêves comme si tu avais la fièvre. Je ne sais pas qui tu es, et ne puis dire non plus quel est celui que tu nommes Roushan-Beg. — Misérable ! ne m’avez-vous pas vendu ces moutons, il n’y a qu’un instant ? n’avez-vous pas pris l’argent ? — Arrière, avec ton mensonge ! Les brebis sont la propriété de Reyhan l’Arabe, et je les amène en ville pour les traire. Les brebis que l’on trait dans la place du marché se vendent un meilleur prix. »

À ces mots, le boucher sentit une sueur froide lui venir à la peau. Il descendit pour tâter les mamelles des brebis, et s’aperçut qu’elles avaient toutes du lait. Il dit : « Ce hâbleur, Roushan-Beg, me disait, en me vendant son troupeau, qu’il ne s’y trouvait que des mâles ou des brebis qui n’avaient jamais porté. Sans aucun doute, c’était Kourroglou, qui, après m’avoir trompé, doit avoir emmené Ayvaz avec lui. N’as-tu pas vu deux jeunes garçons sur la montagne ? » Le berger dit : « Oui, j’ai vu deux jeunes garçons jouant et luttant ensemble sur la montagne. »

Mir-Ibrahim remonta sur sa rosse en grande hâte, et courut au galop. Il ne trouva sur la montagne que le cadavre de son esclave. Sa langue resta clouée à son palais ; il commença à frapper ses tempes si violemment qu’il tomba de cheval. Dans son désespoir, il se jeta sur la terre ; et, répandant de la poussière sur sa tête, s’écria : « Malheur à moi ! il m’a enlevé mon fils. »

Mir-Ibrahim fut trouvé dans cet état déplorable par Reyhan l’Arabe. Ce dernier était un riche seigneur, qui se rendait au delà des montagnes pour chasser, accompagné de cent soixante cavaliers. Quand il se fut approché, et qu’il eut examiné les choses, il reconnut son beau-frère dans l’homme ainsi désolé : « Quoi ! est-ce vous, Mir-Ibrahim ? Pourquoi ces larmes, et que signifie ce désespoir ? » Le pauvre père, que la douleur privait de la parole, put seulement prononcer ces mots : « Il l’a emmené… il l’a emmené !… » Reyhan l’Arabe demanda en colère : « Fils d’un père brûlé, qui, et par qui enlevé ? » Une demi-heure se passa avant que Mir-Ibrahim eût recouvré ses sens, et il dit : « Je l’ai vendu à Kourroglou ; il l’a enlevé, il s’est enfui. — Parle clairement. Si tu lui as vendu quelque chose, il avait droit de prendre sa propriété. » Ce ne fut qu’après de nombreuses questions que Reyhan l’Arabe dit, dans son cœur : « Kourroglou, tu es un misérable, tu as passé ta main[1] crasseuse sur ma tête, et enlevé le gibier de mes réserves. » Il appela ses cavaliers, et dit : « Enfants, je vais courir après lui ; suivez-moi. » Alors ils galopèrent à la poursuite de Kourroglou, guidés par les traces des pas de son cheval.

Reyhan l’Arabe était monté sur une jument. Kourroglou continuait de marcher, sans être averti de rien, quand il vit Kyrat secouer ses oreilles. C’était un signe certain de la présence de la jument, à environ un mille de distance. Kourroglou dit, dans son cœur : « Mon Kyrat doit sentir la jument de Reyhan l’Arabe. Celui-ci a sans doute tout appris, et me poursuit maintenant. » Il regarda le ciel, et vit quelques oies sauvages passer au-dessus de sa tête. Kourroglou pensa : « Je vais décocher une flèche au guide de la bande : si l’oiseau tombe, je serai vainqueur ; mais si la flèche revient seule, Ayvaz ne sera pas à moi. » Il prit une flèche de son carquois ; et, après l’avoir placée sur son arc, il l’envoya dans l’air. En très-peu de temps, l’oie descendit, et vint tomber aux pieds de son cheval.

Kourroglou se sentit très-heureux ; il arracha une couple des plus belles plumes de l’oie, et, ôtant le bonnet d’Ayvaz, les attacha, en guise de plumet, à sa calotte. Ayvaz dit : « Tu as fait des trous, avec ces plumes, dans ma calotte ; j’ai une belle nièce qui m’en fera une neuve. — Ô mon fils ! répliqua Kourroglou, aussi longtemps que tu demeureras dans ma maison, tes habits seront d’or et de soie. » En entendant cela, Ayvaz pleura amèrement. Kourroglou, pour le consoler, improvisa la chanson suivante :

Improvisation. — « Que ta tête semble belle avec cette plume ! c’est comme la tête d’une grue mâle. Je la garderai[2], je veillerai soigneusement sur elle. Je t’ai cherché dans le ciel, et je t’ai trouvé sur la terre. Ne pleure pas, ma jeune grue. La ligne arquée de tes sourcils a été dessinée par la plume du Tout-Puissant. Tu es juste en âge, tu as quinze ans, ô jeune garçon ! À tous ces ornements un seul manque encore : c’est celui des exploits chevaleresques. Tu seras le modèle d’un guerrier. Je couvrirai ta tête d’une calotte d’or. Ô ma jeune grue ! ne pleure plus. » Après une pause, Kourroglou chanta :

Improvisation. — « Je te vis, et mon cœur fut heureux. Tu trouveras en moi un franc Turcoman-Tuka. Mon nom est Kourroglou le bélier. Je suis bien connu dans toute la Turquie. Ayvaz, à la tête de grue, ne pleure plus. »

Retournons maintenant à Reyhan l’Arabe. Il connaissait parfaitement tous les chemins et sentiers des environs d’Orfah ; il savait aussi que Kourroglou y venait pour la première fois, et par conséquent ne connaissait pas les localités. Il y avait une passe étroite au-dessus d’un précipice qu’il fallait traverser au moyen de quelque chose ressemblant à un pont jeté dessus. Avant que Kourroglou pût avoir passé ce pont, Reyhan l’Arabe y était arrivé en faisant un détour, et il se posta à l’entrée même. Kourroglou, voyant que sa route était interceptée, se détermina à gravir la montagne rapide qui surplombait le pont. Il aiguillonna Kyrat avec ses éperons et le fouetta ; Kyrat grimpa comme une chèvre sauvage, et fut bientôt debout sur le sommet. Kourroglou, regardant alors de tous côtés, ne vit rien que les murs perpendiculaires des précipices horribles. On ne voyait aucun passage ; seulement, au pied d’un des flancs de la montagne, il y avait un ravin large de douze mètres et de cent mètres de long. Kourroglou demeura à méditer sur ce qu’il y avait à faire.

Reyhan l’Arabe alors dit à ses gens : « Mes enfants, mes âmes, pas un pas de plus. Restez où vous êtes : pas un de vous ne pourrait monter au lieu où est maintenant

  1. C’est-à-dire : tu m’as trompé et déshonoré.
  2. Terbatias « je tournerai autour de ta tête », expression prise d’une coutume orientale. Quand un malheur menace quelqu’un, afin de le prévenir, on fait tourner un mouton noir trois fois autour de lui, et on en fait ensuite présent aux pauvres, ou bien on le fait pendre. Quand le schah de Perse visite un village, les paysans vont au-devant, baisent le pan de sa robe ou son éperon ; ils demandent comme la plus grande faveur la permission de tourner autour de son cheval ; de là l’expression dourer beguerden, c’est-à-dire « j’implore, je demande sur tout ce qu’il y a de plus sacré. ».