Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1853.djvu/312

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
KOURROGLOU.

flamme de l’enfer, si la poussière des sabots de son cheval tombe seulement sur eux. »

Pendant ce temps, Kourroglou avait ôté sa robe et son turban de pèlerin ; il avait mis son bonnet sur l’oreille, à la façon des dandys kajjares, rajusté les plis de son bel habit vert-olive, et noué gracieusement le cachemire qui lui servait de ceinture, et qui laissait voir le manche de son poignard couvert de gros diamants. Quand la vertueuse princesse vit le saint homme transformé en un superbe brigand à grandes moustaches, elle commença, non par s’enfuir, mais par faire attacher les pieds de la suivante qui s’était ainsi trompée, et sous prétexte qu’elle avait dû recevoir quelque baiser de cet imposteur, elle lui fit appliquer une vigoureuse bastonnade sur les talons, puis s’approchant de Kourroglou, qui essayait de justifier la suivante en se déclarant un amoureux sans argent, incapable de séduire personne par des présents, elle lui donna un grand coup de pied dans la poitrine. « Princesse, dirent les suivantes, c’est une pitié de te voir ainsi profaner ton joli pied contre la poitrine non lavée de ce misérable. — Taisez-vous, sottes filles, dit le bandit sans se déconcerter ; vous ne savez pas que mon sein est plus précieux que le talon de votre maîtresse. »

Alors il prit sa guitare et improvisa :

« Je respire de ton jardin le parfum de la jacinthe et de la violette. Comme elles tu fleuris dans la solitude. Tu es une flèche au fond de mon cœur. »

Nighara était indignée. Kourroglou chanta encore :

« Tu es le fruit le plus frais dans les jardins du printemps ; tu es le coing embaumé et la grenade vermeille, etc. »

Au lieu de s’adoucir à de tels compliments, la farouche Nighara fait un signe à ses femmes, et aussitôt une grêle de coups tombe sur l’audacieux. « Dieu vous préserve, s’écrie en cet endroit le rapsode, de tomber sous les ongles d’une femme irritée ! »

En un instant les vêtements de Kourroglou volèrent en pièces : « Princesse, dit-il, si tu n’as pitié de moi, montre au moins quelque merci envers ces pauvres filles. Leurs mains deviendront calleuses à force de me battre. » La princesse dit à ses suivantes : « Allons prendre un peu de vin pour nous donner des forces, afin que nous puissions battre encore cet imposteur. » Mais en retournant vers son kiosque, elle regarda en arrière, remarqua les traits de Kourroglou, et le trouva beau. Aussitôt il oublia la cuisson des coups d’ongles et des coups de verges, reprit sa guitare et chanta :

« Ô Nighara aux yeux de gazelle, verrai-je ton sein se changer en pierre ? Tu m’as renversé sur le visage. Puissent tes yeux être remplis de larmes ! »

Nighara, qui ne pouvait détacher ses yeux de ce mâle visage, se fait apporter du vin.

« Fais remplir ton gobelet de mon sang, et bois-le, » lui chante encore Kourroglou.

En voyant boire du vin, Kourroglou, qui n’en avait pas goûté depuis son départ de Chamly-Bill, oubliait toutefois son désespoir amoureux « pour se lécher les lèvres. » Nighara, émue de pitié, lui fit apporter un bassin de baume mumiah, en disant : « Je ne désire pas ta mort ; bois et va-t’en. »

Kourroglou goûta le baume, fit la grimace, et demanda du vin. « Ah ! saint homme, tu bois la liqueur défendue par le Prophète, dit la princesse irritée de nouveau. Eh bien, nous t’en donnerons ; mais tu danseras pour nous divertir ; après quoi nous te battrons encore et te jetterons dehors. » Nighara disparaît, et revient avec ses femmes, qui apportent des tapis, des vins et des mets divers. On étend les tapis sur le gazon, on sert le festin au bord de la fontaine. La démarche de la princesse était pleine d’agréments et de grâces, et, malgré sa fureur, elle avait arrangé ou plutôt dérangé sa toilette pour être plus séduisante. Kourroglou chanta :

« Ô aghas, mes frères ! Nighara est venue ! Des larmes de joie coulent de mes yeux. L’Arménien aime sa croix, bien que son prophète ait souffert sur la croix ! Voyez comme elle a orné ses cheveux noirs, auxquels elle a permis de tomber sur son cou délicat ! Elle est venue ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Elle est venue pour m’apprendre la beauté. Nighara est venue pour tuer Kourroglou ; elle est venue ! »

La princesse le regardait toujours ; mais, comme les femmes de chez nous, elle se montrait toujours plus cruelle pour se faire aimer davantage ; seulement, ses façons d’agir étaient un peu plus énergiques. Elle le fit battre de nouveau, et cette fois si sérieusement, que Kourroglou, vaincu par la souffrance, se roulait par terre. Ne faut-il pas s’étonner ici de voir ce héros, dont la force fabuleuse détruisait des légions et se frayait un passage au milieu des armées, pousser la douceur et la soumission envers le beau sexe jusqu’à se laisser mettre en lambeaux, ni plus ni moins que n’eût fait Don Quichotte, le modèle de la chevalerie ? Cet ensemble de force et de tendresse caractérise Kourroglou d’un bout à l’autre du poëme. Enfin, n’en pouvant plus supporter davantage, mais ne voulant pas lever la main sur des femmes, il se jette dans la pièce d’eau, la traverse à la nage, en élevant sa guitare au-dessus de sa tête, et gagnant le milieu, où l’eau jaillissait d’un pilier de marbre, il s’assit en cet endroit.

Les femmes commencèrent à lui jeter des pierres. « Ô Belli-Ahmed ! tu m’as trompé, pensait Kourroglou. Elle ne m’a jamais aimé. »

Alors il se mit à chanter, et là, vraiment, il lui dit de si belles choses, que son sein commence à palpiter, et qu’elle l’écoute « avec un plaisir toujours croissant ».

« Le soleil est levé sur la colline de l’Orient. Elle est le jardin des fleurs. Les roses ouvrent leurs boutons sur ses joues. Que nul ennemi n’ose regarder dans le jardin de l’amant !… Ô Nighara ! celui qui touchera ta ceinture une fois seulement deviendra immortel. »

CINQUIÈME RENCONTRE.

Le soir approchait. La fraîcheur de l’eau calmait les souffrances de Kourroglou. La princesse se dit : « Il répète sans cesse le nom de Kourroglou. Ah ! si c’était lui-même ! Parle, avoue la vérité, lui dit-elle, es-tu Kourroglou ? » Et comme il l’assurait, elle reprit : « Kourroglou est, dit-on, de la même taille que mon père le sultan. Je vais te faire essayer sa robe royale. Si elle est trop longue pour toi, je ferai enfoncer des clous dans tes talons afin que tu deviennes plus grand. Si elle est trop courte, je te ferai couper les pieds. Si elle est trop large, je te ferai ouvrir le ventre, et on le remplira de paille pour te grossir. »

Kourroglou dit : « Tu me punis selon le code d’Abou-Horeyra. N’importe, j’essaierai la robe. »

Il sortit de l’eau, et Nighara, de ses propres mains, lui passa la robe. Elle semblait avoir été faite pour lui. Alors ils jetèrent leur main autour du cou l’un de l’autre, et entrèrent dans le pavillon, où, suivant la coutume turque, ils burent dans la même coupe. Alors la princesse dit : « As-tu amené ici ton fameux cheval Kyrat ? — Oui, je l’ai amené. — Il faut donc que tu trouves pour moi un autre cheval aussi bon que Kyrat. »

Kourroglou voyant les progrès qu’il faisait dans le cœur de la princesse se mit à chanter :

« Humide, humide est la neige que l’on voit au sommet des grandes montagnes ! Tes yeux brillants soufflent la fraîcheur sur mon cœur embrasé ! Mon cher amour est couvert d’habits couleur de rose ; elle est tout entière d’une teinte rose. L’eau qu’elle boit est aussi pure que l’azur du ciel. Ses yeux sont enivrés d’amour et de vin.

« Je suis Kourroglou. Ne suis-je pas libre de me promener dans ces bosquets ? Je ne puis marcher en liberté dans le monde, car le monde est trop étroit pour moi. »

Kourroglou ayant combiné son plan avec la princesse, reprit ses habits de mollah et sortit du harem comme il y était entré. Il fut arrêté à la porte par les gardes, qui lui dirent : « Saint homme, puisque tu as accès auprès de la princesse, commande-lui, au nom du ciel, de nous faire toucher notre paie ; car, depuis le départ du sultan son père, nous n’avons pas reçu une obole.