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KOURROGLOU.

passer une large rivière, quand il remarqua sur le sable la trace des pieds d’un cheval qui l’avait franchie en un saut, d’une rive à l’autre. Il dit dans son cœur : « Nul cheval au monde, excepté mon Kyrat, ne pourrait accomplir une chose semblable. Hamza a dû venir ici avec lui. »

Étant entré dans le camp, il mit un temps considérable à faire le tour des tentes nombreuses et des cordes tendues qui en marquaient les limites. Fidèle à son rôle, il chantait tout le temps de sa plus belle voix, charmant et égayant tous ceux qu’il rencontrait ; et toutes ses chansons étaient à l’éloge du cheval.

Cette nouvelle parvint bientôt aux oreilles du pacha ; ce seigneur était de mauvaise humeur, parce que depuis le jour où Kyrat lui avait été amené par Hamza, il n’avait pu encore monter ce cheval, qui était attaché dans l’écurie et ne souffrait que personne s’approchât de lui, si ce n’est Hamza-Beg. Le pacha ordonna que Kourroglou fût amené en sa présence. Il lui fit un accueil gracieux, et lui permit de s’asseoir dans sa tente. « On dit que tu es habile dans l’art de louer les chevaux : tu arrives justement dans un lieu où tu peux voir une écurie qui n’a pas sa pareille dans tout l’univers. » Kourroglou eut peur que Hamza-Beg ne le trahit ; il regarda, et, voyant que ce dernier était absent, il chanta l’éloge suivant :

Improvisation. — « Laissez-moi chanter l’éloge d’un cheval arabe. Sa crinière doit être comme si elle était de fils de soie ; ses pieds ne doivent pas être charnus. Ils sont exactement entourés de peau ; ses sabots ont l’air d’avoir été tournés ; ses fers ne doivent pas peser plus d’un okha d’argent ; il doit être robuste et d’une taille moyenne ; son cou doit être long, mince et uni comme un ruban. Quand on le sort de l’écurie, il bondit et se joue de mille manières. » — Bravo, Aushik ! cria le pacha, je n’ai jamais entendu louer le cheval avec tant de méthode. Le célèbre Kyrat qu’Hamza-Beg m’a amené possède toutes les qualités que tu as énumérées ; mais de quel usage est-il pour moi ? Il est si méchant et si fou, que je ne puis pas le monter.

Kourroglou dit : « Longue vie au pacha ! un cheval fou est le meilleur à monter. — Pour quelle raison ? »

Kourroglou chanta ainsi :

Improvisation. — « Un noble cheval marche hardiment, comme s’il cherchait à renverser son cavalier. Il secoue ses oreilles et tire si fort les rênes que le cavalier doit le tenir ferme et ne donner aucun repos à ses mains. Le cheval d’un guerrier-bélier doit être fou comme son maître. »

Le pacha appela ses serviteurs : « Faites venir Hamza-Beg devant moi. Je désire qu’il écoute ces belles louanges du cheval. »

Hamza-Beg avait épousé la plus jeune fille du pacha, et il avait été élevé au rang de grand vizir.

Il vint, vêtu d’un riche habit de fourrure ; son turban était du plus beau cachemire, et il avait une suite de trois cents hommes.

Il entra, et, saluant à peine de la tête le pacha, il s’assit sans qu’on le lui dît et s’étendit sur son siége.

Kourroglou fut grandement surpris de voir tant de splendeur et de gravité dans un homme qui, six mois auparavant, n’était qu’un marmiton. Il se leva humblement de sa place et fit un profond salut. Un frisson glacial courut sur toute sa peau, et, en saluant, il plaça la main sur son cœur. Ce geste signifiait : Hamza-Beg ! sois miséricordieux et ne me trahis pas ! Hamza-Beg, en réponse, plaça la main sur ses yeux, ce qui voulait dire : « Ne crains rien et prends patience[1] ! »

Le pacha dit : « Nul doute que l’Aushik ne soit lui-même un bon cavalier. » Il se tourna vers Kourroglou et dit : « Aushik, serais-tu dans le cas de monter mon cheval ? » Kourroglou se mit à pleurer et à se plaindre de ce qu’on voulait, sans doute, lui donner quelque cheval fou qui le tuerait et rendrait ses enfants orphelins. Le pacha dit : « N’aie pas peur. Tu auras deux cents tumans de moi. Si le cheval te tuait, l’argent serait remis à ta veuve et à tes orphelins, comme le prix de ton sang. Si tu peux descendre vivant de dessus son dos, je te donnerai l’argent comme récompense. » Kourroglou dit : « Puisse le pacha nager dans le bonheur, et puisse son règne être long ! Je suis content. Si je meurs, puisses-tu vivre de longs jours, seigneur ! » Le pacha donna ordre au vizir d’aller chercher Kyrat.

Le rusé Hamza-Beg pourvut à tout : voyant que Kourroglou n’avait point d’armes avec lui, il réussit, en sellant Kyrat, à cacher une massue sous les housses et suspendit un sabre au pommeau de la selle. Il le brida ensuite et lui noua la queue. Six hommes suffisaient à peine pour conduire Kyrat hors de l’écurie, tant il était devenu gras et sauvage, après six mois de repos. L’écume jaillissait de ses naseaux. Kourroglou vit tout et chanta :

Improvisation. — « Ô toi que j’ai eu pour la première fois entre mes mains dans le Turquestan, viens, Kyrat, viens, bonheur de ma vie ! Tu es tombé entre les mains d’un vilain. Viens, Kyrat, toi la plus chère de toutes les choses de ma vie, viens ! J’ai pour toi un mors fait avec quinze livres de fer. Quand tu es courroucé, tu ne touches pas à ta nourriture de trois jours ; tu ne bronches pas dans une course de quarante milles. Ô Kyrat, toi, la plus chère des choses de ma vie, viens ! »

Le pacha dit : « Aushik, ma patience est épuisée ; je t’ordonne de monter ce cheval à l’instant même. »

Kourroglou dit : « Je suis sûr que le cheval me tuera. Béni soit le sel que tu m’as donné ; sois le protecteur de mes pauvres orphelins !… — Tu peux te tranquilliser ; il ne te tuera pas. Je te recommande à la protection des quatre premiers kalifes. » En disant ces mots, le pacha mit dans le sein de Kourroglou la bourse promise, avec les deux cents tumans. Ce dernier dit : « Longue vie au pacha ! » et il alla vers Kyrat. Hamza-Beg lui tendit les rênes de ses propres mains, et lui dit tout bas : « Guerrier, la parole d’un guerrier est une parole. La promesse que je t’ai faite il y a six mois est remplie. » Kourroglou lui dit à l’oreille : « Pour cette conduite généreuse, je te jure, aussi longtemps que j’aurai un morceau de pain, je le partagerai avec toi. » Hamza-Beg dit : « Prends le sabre suspendu à la selle, attache-le à ta ceinture, tu trouveras aussi une massue sous les housses. » Kourroglou monta sur Kyrat, ceignit le sabre, et, tirant la massue, il la fit tourner au-dessus de sa tête. Hamza-Beg recula, comme s’il était effrayé, et se cacha dans la foule. Quand Kourroglou sentit Kyrat sous lui, il devint si joyeux, qu’il perdit toute sa raison et sa présence d’esprit. Il faisait trotter le cheval dans toutes les directions. Le pacha le rappela : « Aushik, donne-moi le cheval ; il me paraît très-doux, ce matin : laisse-moi essayer de le monter. » Kourroglou dit dans son cœur : « Je te laisserais plutôt monter sur mon propre cou ; » et il ajouta tout haut : « Pacha, permets-moi de te chanter un air, d’abord ; ensuite, je descendrai. ».

Improvisation. — « Ce cheval peut courir, en un jour, d’Ardibil à Kashan. Qu’importe le sultan, qu’importent tous les pachas à celui qui est monté sur ce cheval ? Ce cheval ne s’arrête que tous les trente farsakh. Ô toi, bonheur de ma vie, tu es encore à moi.

« Il a franchi une grande rivière ; j’ai reconnu l’em-

  1. La conversation par signes est portée à une grande perfection en Perse. Je me rappelle qu’une fois, pendant ma visite à un certain beglerberg, on lui amena un coupable qui ne voulait pas avouer sa faute. Le beglerberg ordonna d’apporter les fouets et les falaka. « Je jure que je suis innocent », s’écria l’accusé, croisant sur sa poitrine ses deux poings fermés avec un seul doigt levé en avant. Les exécuteurs étaient prêts, regardant le beglerberg qui, de son côté, fixait les yeux sur la poitrine de l’accusé : « Tu es coupable, drôle, s’écria-t-il. — Sur ta tête bienheureuse, je suis innocent », répondit l’accusé, croisant ses poings comme auparavant, avec cette différence qu’il y avait deux doigts au lieu d’un projetés en avant. Ils continuèrent ainsi, l’accusé après chaque menace du beglerberg, croisant ses mains sur sa poitrine avec toujours plus de doigts levés. Enfin, quand après une nouvelle protestation, il eut mis ses mains sur sa poitrine avec tous les doigts étendus, le beglerberg dit : « Allons, laissez-le aller. Peut-être est-il réellement innocent. Retourne à ta maison, et fais que je n’entende plus de plaintes contre toi. » Quand je quittai la maison du beglerberg, je remarquai que mes domestiques riaient et chuchotaient entre eux, et j’obtins d’eux l’explication suivante : l’accusé avait d’abord fait entendre au beglerberg qu’il lui donnerait un tuman, s’il voulait le renvoyer ; ensuite il lui en avait promis deux, trois, et ainsi de suite ; mais il n’obtint son pardon que lorsqu’il eut promis de payer dix tumans.