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KOURROGLOU.

Le pacha commanda alors à ses hommes de le saisir. Kourroglou, sur cela, s’écria : « Ô Ali ! » Et tirant l’épée du fourreau, il fondit sur les nomades, comme un loup affamé sur un troupeau. Des monceaux de cadavres s’élevèrent autour de lui, et le pacha prit la fuite. Kourroglou dit dans son cœur : « Hamza-Beg m’a rendu de tels services qu’il faut que je lui montre ma gratitude d’une manière sensible. Je tuerai son beau-père, afin qu’il règne désormais sur la tribu de Haniss. » Alors, donnant de l’éperon à Kyrat, il atteignit le pacha, et d’un coup de son sabre il lui aplatit le crâne comme la tête d’un pavot. Hamza-Beg vit le sort de son maître, et, ôtant son turban, il se jeta sous les pieds de Kyrat, ce qui signifiait : Nous nous rendons ; nous sommes tes prisonniers. Kourroglou dit : « Hamza-Beg, si j’ai tué le pacha, c’était seulement pour faire de toi son successeur. Si dans ton cœur tu as quelque autre désir, dis-le-moi, que je puisse l’accomplir. »

Kourroglou, ayant établi solidement l’autorité de son ami sur les tribus de Haniss, le quitta pour retourner à Chamly-Bill. En passant à travers les camps les plus éloignés, il jeta un regard dans l’intérieur de quelques tentes. Les eunuques en sortirent aussitôt, et lui reprochèrent la hardiesse avec laquelle il se permettait d’examiner l’intérieur des tentes qui formaient le harem de Hassan-Pacha. Kourroglou demanda si la femme de Hamza-Beg était là. « Elle y est, » fut la réponse. « Combien de filles avait Hassan-Pacha ? — Sept ; l’une d’elles est mariée à Hamza ; les six autres ne sont pas mariées. — Amenez-les ici, et faites-les placer en rang ; je désire les voir. » Quand ses ordres eurent été exécutés, il dit : « Celle-là seule peut partir ; c’est la femme d’Hamza-Beg, et elle est pour moi une fille, une sœur. »

Il fit choix de la plus jolie des sept sœurs, et la plaça derrière lui sur sa selle. Il dit à l’eunuque : « Si Hamza-Beg demande ce qu’est devenue la fille du pacha, tu lui diras que Kourroglou l’a emmenée à Chamly-Bill pour son ancien maître, Daly-Mehter. »

Et il s’en alla ainsi de bourgade en bourgade jusqu’à ce qu’il fût arrivé chez lui. Tous les bandits vinrent à sa rencontre. Kourroglou dit à Ayvaz de faire venir Daly-Mehter devant lui, et d’envoyer la fille du pacha dans son propre harem. Aussitôt que Daly-Mehter parut, Kourroglou dit : « Écoute-moi, écuyer, j’ai été irrité contre toi à cause de Kyrat. Faisons la paix. J’ai amené la fille de Hassan-Pacha pour toi. » Alors, se tournant vers Ayvaz, il dit : « Qu’aucune dépense ne soit épargnée. Il faut que tu prépares des noces splendides ; car c’est la fille d’un homme d’un rang élevé ; elle doit être honorée. »

Les cérémonies et les illuminations durèrent pendant sept jours à Chamly-Bill. À la fin du septième jour, la nouvelle femme de Daly-Mehter fut conduite dans sa demeure.

SEPTIÈME RENCONTRE.

L’histoire d’Hamza-Beg a été un peu longue ; mais il nous semble que si la sultane Scheherazade l’eût racontée au sultan Schaariar, il ne s’en serait pas plaint plus que des autres, et n’eût pas fait couper la tête féconde de la belle rapsode, avant d’avoir vu au moins ce qui était advenu de la tête chauve d’Hamza. Maintenant Kourroglou arrive à un épisode de sa vie qui se distingue de tous les autres par sa brièveté et sa couleur sinistre. Il y a un crime dans la vie de ce héros, et à partir de ce moment on voit le signe de la colère divine se lever à son horizon et envahir peu à peu la splendeur de son ciel. Le rapsode n’en fait pas la remarque, il ne dogmatise pas ; on voit même qu’il raconte sans figure et sans complaisantes métaphores, comme à regret et pénétré d’effroi, le crime de son héros. Mais l’admirable instinct philosophique qui est dans la conscience des poëtes populaires se révèle dans l’enchaînement des aventures de Kourroglou. Qu’on ne croie donc pas que ce sont des épisodes pris au hasard dans le roman capricieux de sa vie errante. Non ; la mémoire populaire est un artiste ingénieux, un poëte qui ne manque pas de profondeur. Au premier coup d’œil, nous avions pensé que la vie de Kourroglou n’était qu’un conte héroïque et comique ; mais arrivés à la septième rencontre, et voyant ensuite se dérouler la suite de ses derniers succès, puis de ses imprudences, puis de ses revers et de ses profondes douleurs, enfin de ses infortunes jusqu’à sa mort déplorable, nous avons reconnu que c’était là un véritable poëme, avec son sens philosophique, sa moralité et sa personnification de l’être humain (d’une race peut-être en particulier), dans un individu poétique. Nul doute que Kourroglou a existé, et que le fond de son histoire est authentique : c’est le Napoléon de la race nomade ; et s’il est déjà devenu fabuleux, c’est que, pour les esprits illettrés, deux siècles équivalent peut-être à deux mille ans. Mais la tradition fait l’histoire d’après les mêmes règles morales qu’observent les hommes de génie pour l’écrire. Elle comprend qu’un héros n’est qu’une incarnation plus riche de l’esprit qui anime ses contemporains. Elle ne lui donnera donc ni vertus, ni vices, ni facultés qui ne soient en rapport avec ceux de sa race et de son temps. Kourroglou traversant les précipices et les fleuves à la course de son cheval, massacrant à lui seul une armée, mangeant et buvant comme les héros de Rabelais, est au fond de ce milieu fantastique un homme très-réel, un caractère très-sainement développé. C’est ainsi qu’a procédé Hoffmann dans ses bons jours ; c’est pour cela que, parmi de nombreuses aberrations, il a créé plusieurs chefs-d’œuvre.

Kourroglou était marqué en naissant d’un signe de grandeur. Il avait de grandes choses à faire, pour lui-même et pour sa race : venger le supplice de son père et affranchir les vaillants hommes de son temps du joug des sunnites impies. Mais comme les vaillants hommes de son temps, il est né téméraire et orgueilleux. Une ardente curiosité, une vanité secrète l’ont déjà privé d’une partie des avantages que son père le magicien devait lui procurer. On se rappelle que ce père, ce magicien (qui, entre nous, me paraît être une personnification du Destin, tout puissant et aveugle comme lui), lui avait préparé, par ses savantes incantations, un cheval qui l’eût porté jusqu’au ciel ; car il avait des ailes, et c’est un regard d’irrésistible curiosité de Kourroglou qui les a fait tomber de ses flancs lumineux. Kyrat sera encore le premier cheval du monde, a dit le père ; mais ce ne sera plus Pégase, et ses pieds rapides sont pour jamais enchaînés à la terre.

Une seconde imprudence de Kourroglou cause l’éternelle douleur et la mort de son père. On se rappelle qu’il devait lui rapporter dans un vase l’écume d’une source mystérieuse ; mais l’écume le tente, il la boit, et le père ne reverra plus la lumière des cieux. « À partir de ce jour, tu n’es plus Roushan, dit le magicien, tu es Kourroglou, le fils de l’aveugle, » c’est-à-dire le fils du Destin, et ce nom fera ta gloire et ta condamnation. Tu as vengé ton père, mais tu l’as laissé périr ; tu seras le plus grand guerrier de ton siècle, mais tu seras maudit ; tu porteras la peine de ton orgueil au milieu de tes prospérités, et, comme ton père, tu finiras misérablement.

Jusqu’ici nous avons vu réussir, comme par miracle, toutes les audacieuses tentatives de Kourroglou. Il a rassemblé mille hommes de chaque tribu, il s’est bâti une forteresse que nul souverain n’ose plus attaquer. Il a enlevé Ayvaz et Nighara, ces deux objets de sa tendresse ; mais Ayvaz le trahira, et Nighara, pas plus que ses sept cent soixante-dix-sept femmes, ne lui fera connaître la joie et l’orgueil de la paternité. Chacune de ses entreprises sera couronnée de succès en apparence, et sera expiée dans l’ensemble mystérieux de sa vie par de poignantes douleurs. On verra bientôt (et on l’a vu déjà par ce cri de l’âme qui lui échappe au milieu de ses plus menaçantes improvisations : la vie est un fardeau pour moi !), qu’il pressent la fatalité attachée à tous ses pas. L’orgueil est son mauvais ange, l’orgueil doit le perdre, l’orgueil le rend criminel ; cet orgueil sera châtié. Ses grandes facultés, je ne sais pas s’il ne faut pas dire pour entrer dans l’esprit de la race qui le chante, ses grandes vertus, l’ambition, la cupidité, la ruse, la volupté, l’intempérance, la soif du sang, tout ce qui l’a fait grand et