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LETTRE À M. LERMINIER.

LETTRE À M. LERMINIER

SUR SON EXAMEN CRITIQUE DU LIVRE DU PEUPLE
Monsieur,

Lorsqu’en novembre 1836, M. Sainte-Beuve publia, dans la Revue des Deux Mondes, la critique du livre de M. de La Mennais, intitulé Affaires de Rome, nous fûmes tenté de répondre. Des raisons d’amitié ne nous eussent point empêché de le faire ; car, si la discussion peut et doit être courtoise et sincère, c’est entre gens qui s’aiment ou qui s’estiment. Mais la plume nous tomba des mains quand nous réfléchîmes au peu d’importance que le spirituel écrivain semblait attacher lui-même à son jugement. Le point de vue sceptique et le ton railleur de l’article en dérobaient volontairement le fond à toute discussion sérieuse. C’eût été une entreprise pédantesque que de vouloir combattre les fines plaisanteries et les charmantes frivolités de ce morceau purement biographique et littéraire.

Si aujourd’hui nous n’acceptons pas sans examen le jugement publié par vous, Monsieur, dans la Revue des Deux Mondes, sur le nouveau livre de M. de La Mennais, c’est que nous y voyons ce livre attaqué au nom de doctrines philosophiques et politiques dont l’importance nous paraît devoir être débattue. Ce n’est pas le livre que nous venons défendre, mais ses principes, qui sont en bien des points les nôtres. Il peut convenir à votre position littéraire et philosophique de combattre les écrits de M. de La Mennais ; il ne convient point à la nôtre de nous constituer l’avocat d’un si grand client. Mais, dans la condamnation réfléchie de M. de La Mennais par un homme de votre mérite, il y a, pour nous servir de vos propres expressions, un fait social dont il faut avoir raison par un examen attentif.

Vous dites que le Livre du Peuple est à la fois « un livre de colère et de mansuétude, de sédition et d’ascétisme, matérialiste et mystique, se détruisant lui-même, sans unité, sans effet possible, sans danger ; appelant, dans sa première partie, le peuple à la domination, et par conséquent aux armes, et le ramenant, dans la seconde, à la résignation et à l’humilité, par conséquent à l’abnégation. » Vous l’accusez de ne pas comprendre la théorie de l’intelligence et des lois de la raison, de mettre la souveraineté du peuple dans la collection des souverainetés individuelles, et de se trouver ainsi d’accord avec les conséquences extrêmes, non pas de la démocratie, mais de la démagogie ; de ne pas voir dans le droit autre chose que la liberté, de détourner et d’employer la parole chrétienne au profit de la souveraineté et de la félicité du peuple, d’avoir méconnu les réalités de l’histoire et de n’en tenir aucun compte ; de prêter à l’avenir, par suite de cette inintelligence du passé, les traits les plus incertains. Vous concluez particulièrement à l’obligation, pour M. de La Mennais, de formuler en système, sous peine d’être illogique, le nouvel ordre de choses qu’il veut substituer à l’ancien, et généralement au triomphe fatal et à la prédominance nécessaire de la bourgeoisie dans notre siècle. C’est cette dernière conclusion, nous le croyons, qui est le corollaire de votre discussion, et qui doit devenir la base de la nôtre.

Prenant d’abord la question à son point de vue philosophique, nous vous demanderons comment, reconnaissant, ainsi que vous le faites, en principe la souveraineté du peuple, identifiée avec la souveraineté de l’esprit humain, et définissant le peuple le genre humain, ou plus particulièrement tous les membres quelconques d’une société, vous placez cette souveraineté du peuple ailleurs que dans la collection des souverainetés individuelles ? De deux choses l’une : ou vous reconnaissez que tous les hommes, et par conséquent tous les membres quelconques d’une société, représentent plus ou moins la puissance de l’esprit humain, et alors vous êtes obligé de leur accorder à tous une part plus ou moins grande dans la direction de la société qu’ils composent, et par conséquent vous ne pouvez mettre la souveraineté du peuple ailleurs que dans la collection des souverainetés individuelles ; ou bien, si vous voulez refuser à certains une part quelconque dans la direction de la société dont ils sont membres, vous êtes obligé de leur dénier aussi une part quelconque dans la représentation de l’esprit humain, et alors vous les reléguez au rang des brutes. De là votre système mène droit à l’esclavage ; car l’homme social ne peut exister qu’à la condition d’avoir de doubles rapports, les uns vis-à-vis de lui-même, les autres vis-à-vis de la société. Il vit à la fois d’une vie particulière comme individu, et d’une vie générale comme citoyen, sans qu’il soit possible de séparer la première de la seconde. Donc, si certains membres de la société sont indignes d’exercer l’une, ils sont nécessairement incapables de gouverner l’autre, et vous devez dès lors mettre l’individu en tutelle comme le citoyen. Et cette tutelle absolue, cette confiscation du libre arbitre en toutes choses, qu’est-ce, sinon l’esclavage ?

Ce n’est pas là que vous voulez en venir, nous le savons, et vous n’oseriez pas tirer vous-même de telles conclusions de vos prémisses. Mais elles n’en sont pas moins rigoureuses, et n’en condamnent pas moins certainement les adversaires de la souveraineté du peuple, résultat des souverainetés individuelles. Pourtant nous voulons accorder que vous ayez raison en ce point, et que le peuple, en nous servant avec vous d’une autre définition que votre pensée ultérieure nous force de supposer complètement différente de la première, a droit de vivre et de se développer, mais non de gouverner la société. Puisque le peuple n’est plus toute la société, il n’en est donc plus qu’une partie. Si cette partie de la société n’a pas le droit d’intervenir dans le gouvernement, elle ne pourra donc vivre et se développer que suivant le bon plaisir de l’autre partie de la société qui occupera le gouvernement. Cette autre partie, c’est, dans votre système, la bourgeoisie. Donc, s’il plaisait à cette bourgeoisie nécessaire, indestructible et toute-puissante, comme vous l’appelez, d’empêcher le peuple de vivre et de se développer, il faudrait que le peuple cessât de se développer et de vivre. La bourgeoisie souveraine, en tant que représentant la souveraineté de l’esprit humain, peut tout faire sans que le peuple, qui ne représente que lui-même, c’est-à-dire rien, puisse se révolter contre cette infaillibilité nouvelle que vous bâtissez sur les ruines de l’infaillibilité catholique. Ou bien s’il ne veut se laisser abrutir, ni dépouiller, ni égorger, s’il se révolte contre cette bourgeoisie oppressive, il commet un crime de lèse-majesté contre la souveraineté de l’esprit humain.

Qu’on ne dise pas que nous mettons les choses au pire, et que la bourgeoisie, autant par intérêt que par justice, rendra peu à peu, par l’éducation, le peuple digne de participer au gouvernement, et qu’en attendant l’heure où elle jugera bon, dans sa sagesse, de partager avec lui la gestion des affaires, elle le traitera de son mieux.

Nous répondrions, 1o que tout principe dont les con-