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LETTRE À M. LERMINIER.

qu’il n’a pas d’autre destinée à remplir que celle de former une secte religieuse. Aujourd’hui ce serait une occupation bien stérile, et, quoi qu’on en dise, M. de La Mennais en eût-il le goût, il connaît trop bien, je pense, les choses et les hommes, pour borner ses vues à l’érection d’une petite église dans le goût de M. Châtel. Ce ne sont point des questions de dogme ni de discipline qui ont amené la rupture de M. de La Mennais avec Rome. Ce sont des questions toutes morales, toutes sociales, toutes politiques, par conséquent bien autrement vastes et sérieuses. M. de La Mennais est donc bien autre chose qu’un schismatique ; c’est un grand moraliste politique, un philosophe religieux, car c’est au moment même où vous lui refusez l’intelligence de la philosophie que, par un puissant effort philosophique, il se détache du vieux monde catholique, pour entrer à pleines voiles, avec les générations nouvelles, dans le mouvement révolutionnaire. Ce n’est point non plus un utopiste, comme il vous plaît d’appeler Bentham, Saint-Simon et Fourier, puisque vous lui reprochez précisément de n’avoir pas donné la formule du nouvel état social qu’il appelle de ses voeux. C’est vous qui le conviez à l’utopie, et toute accusation à cet égard n’a d’existence que dans le désir qu’on a peut-être de la lui voir justifier.

Nous n’admettons donc pas que M. de La Mennais soit seulement un homme de foi, nous n’admettons pas davantage que ce soit seulement un homme de sentiment. Dans le développement de ses doctrines sociales, il apporte autre chose que de la colère et de la charité. Le sentiment n’y marche jamais sans la pensée, et nous croyons définir le mieux possible cet esprit logique et chaleureux, en disant que sa principale qualité est une raison passionnée. C’était bien là la qualité nécessaire à son rôle d’apôtre populaire, à la tâche qu’il a entreprise de ranimer dans les masses le sentiment de ces vérités que certains hommes ont intérêt à voiler, mais qui doivent toujours guider l’humanité dans sa marche vers l’avenir. Ces vérités ne sont pas neuves, nous le savons. Elles n’ont été apportées dans le monde ni par Jésus-Christ ni par ses disciples. Elles ont été écrites dans le cœur du premier homme que Dieu a jeté sur la terre. M. de La Mennais se contente d’en reprendre la prédication, et nous ne voyons pas que ce soit une thèse si malheureuse pour ce que vous appelez son début philosophique. Avant de bâtir la cité, il faut en poser les bases ; et quand ces bases sont contestées, chercher à reconquérir le sol que l’iniquité a envahi ne nous semble pas une tâche si puérile, une utopie si facile à ridiculiser.

Tout ce que nous pouvons accorder, c’est que les grandes qualités d’analyse et de discussion qui sont dans M. de La Mennais, s’étant exercées longtemps sur des sujets dont l’importance s’efface déjà pour lui comme pour nous à l’horizon du passé, son christianisme, sans avoir l’extension quiétiste que vous lui donnez, n’a pas toute l’extension panthéistique que nous lui donnerions si nous étions appelés à la libre interprétation de son évangile démocratique. Mais quelque réticence religieuse, ou quelque hardiesse philosophique que nous garde, ainsi qu’un sanctuaire mystérieux et vénérable, l’avenir de M. de La Mennais, nous ne voyons rien d’assez absolu, rien d’assez formulé dans son christianisme, pour que les répugnances consciencieuses et les antipathies légitimes aient lieu de s’en effrayer. Nous ne sommes pas de ceux qui regrettent le passé catholique de l’auteur de l’Indifférence, nous ne sommes même pas de ceux qui acceptent son présent sans restriction ; mais nous respectons le passé parce que le présent en est sorti, et nous admirons le présent et pour lui-même et pour l’avenir qu’il nous présage. Ce passé est une voie droite et pure qui va s’élargissant et s’élevant toujours jusqu’à des hauteurs sublimes. Ce présent est une halte féconde sur un des sommets de la montagne. Tandis qu’il y sème le grain, déjà son œil d’aigle embrasse de nouveaux horizons. Où s’arrêtera-t-il ? disent ceux de ses adversaires qui voudraient le voir reculer. Qu’il marche encore, qu’il marche toujours ! disent ceux qui le comprennent ; car sa vie, comme celle des génies puissants, comme celle des générations avancées, c’est le mouvement et le progrès. Un jour viendra-t-il où l’immensité de l’horizon sera saisie par lui ? Ce que nous savons, c’est que, de quelque cime qu’il le cherche, il en mesurera la profondeur et l’étendue sans illusion et sans vertige ; et s’il faut, pour atteindre à la terre promise, descendre dans les abîmes, il ira le premier à la découverte sans se laisser étourdir par la vaine clameur du monde. Il se risquera sur ces pentes escarpées et sur ces sentiers inconnus. C’est qu’il s’agit d’une croisade plus glorieuse pour notre siècle et plus mémorable aux yeux des générations futures que celles qui enflammèrent le zèle des Pierre l’Ermite et des saint Bernard. Ce n’est plus le tombeau, c’est l’héritage du Christ que le prêtre breton veut reconquérir ; ce n’est plus l’islamisme qu’il faut combattre, ce sont toutes les impiétés sociales ; ce ne sont plus quelques prisonniers chrétiens qu’il s’agit de racheter, c’est la presque totalité du genre humain qu’il faut arracher à l’esclavage.

Il nous reste à vous demander ce que c’est que la philosophie moderne qui fournit à votre article une conclusion si rassurante et des promesses si splendides. Il existe donc maintenant une philosophie définie, formulée, complète, irrécusable ? La religion de l’avenir est donc établie ? La sagesse des nations est donc promulguée ? Les gouvernements et les peuples existent donc désormais en vertu d’une haute raison et d’une souveraine intelligence qui établissent entre eux des rapports agréables ? Nous ne l’avions pas encore ouï dire, et nous sommes bien heureux de l’apprendre, nous qui, au sein de nos espérances et de nos découragements, tour à tour pleins de joie et de douleur, avions pensé que, malgré les progrès de l’esprit humain, les découvertes de la science, la chute de l’ancienne aristocratie et les triomphes importants de l’industrie, il restait encore bien des abîmes à combler auxquels personne ne daignait prendre garde, bien des turpitudes à faire cesser auxquelles on prêtait l’appui d’une tolérance intéressée ou insouciante, bien des misères à secourir auxquelles il était (disait-on) inutile, frivole ou dangereux de songer. Vous nous assurez que la philosophie moderne a pourvu à tout, qu’elle est satisfaite de ce qui se passe, qu’elle n’est nullement atteinte de cette vaine sensibilité qui nous intéresse aux souffrances d’autrui, qu’elle attend avec une noble patience le résultat du progrès, dont elle ne nous paraît guère s’occuper et dont elle ne veut pas qu’on s’occupe à sa place ; qu’elle n’a plus à démontrer aujourd’hui quelques idées premières désormais hors de toute discussion, telles que l’égalité des hommes entre eux, l’immortelle spiritualité de l’âme, etc. ; et qu’il suffit que ces idées soient démontrées sans qu’il soit nécessaire de leur donner une application sociale ; qu’il n’est besoin de se tourmenter d’aucune chose, pourvu qu’on sache bien l’histoire ; que la philosophie va, d’ici à fort peu de temps, trouver à toutes les questions qui nous divisent des solutions impartiales et vraies ; qu’en attendant, le peuple doit se tenir tranquille et satisfait, parce que la philosophie lui donne tous les gages désirables de prudence et d’habileté. En un mot, vous nous dites que la philosophie est très-contente d’elle-même et ne se soucie pas de nous, qui ne sommes pas assez philosophes pour ne nous soucier de rien. Nons désirons donc maintenant savoir quelle est celle philosophie moderne dont nous ne soupçonnions pas l’existence, et aux bienfaits de laquelle nous serions jaloux de participer.

Du reste, Monsieur, la bonne foi et l’enthousiasme avec lesquels un homme aussi sérieux que vous émet de telles espérances, nous font bien voir que nous ne sommes pas seuls à mériter l’accusation d’utopie. Pardonnez-nous, Monsieur, cette simple remarque, et recevez l’assurance de notre haute considération.


GEORGE SAND.