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LUCREZIA FLORIANI.

prétendez que je ne peux pas aimer une femme comme vous. Vous dites du mal de vous-même pour prouver que j’en dois penser. Vous croyez enfin que je vous oublierai, et que, quand on dira du mal de vous en ma présence, je soupirerai lâchement en regrettant d’être lié à vous par la reconnaissance… Ces pensées-là sont affreuses, elles me tuent ! Dites-moi que vous les abjurez, ou je ne sais ce que je ferai dans mon désespoir.

— Ne vous affectez pas ainsi pour quelques paroles irréfléchies, et dont je ne me souviens même pas, dit Lucrezia effrayée de l’émotion croissante du prince ; je ne songe pas à vous accuser de morgue, et je vous sais incapable d’ingratitude. Quoi ! n’ai-je pas dit plutôt que votre reconnaissance pour moi était bien plus grande que les services si naturels que je vous ai rendus ? Oubliez les mots qui vous ont blessé, je vous en supplie ; je les rétracte et je suis prête à vous en demander pardon. Calmez-vous, et prouvez-moi la sincérité de votre amitié en ne vous faisant pas gratuitement souffrir vous-même !

— Oui, oui, vous êtes bonne, parfaitement bonne, reprit Karol en s’attachant convulsivement à elle ; car il voyait qu’elle avait hâte de rompre ce tête à tête ; mais une seule fois, la première et la dernière fois de ma vie, sans doute, il faut que je parle… Sachez bien que si quelqu’un… que ce soit Salvator lui-même ou tout autre !… si quelqu’un vous dit jamais que je n’ai pas pour vous du respect, de l’adoration… un culte !… le même culte que je rendis à la mémoire de ma mère… celui-là aura menti lâchement, ce sera mon ennemi, je le tuerai si je le rencontre… Moi qui suis doux, faible, réservé, je deviendrai haineux, violent, implacable, et plus fort pour le punir que tous ces hommes robustes et batailleurs. Je sais bien que j’ai l’apparence d’un enfant, les traits d’une femme… mais ils ne savent pas ce qu’il y a en moi. Ils ne peuvent le savoir, je ne parle jamais de moi !… Je ne prétends pas être remarqué, je ne sais pas chercher à me faire aimer. Je ne le suis pas, je ne le serai jamais. Je ne demande même pas qu’on me croie capable d’aimer beaucoup… que m’importe ? Mais vous ? mais vous ?… Ah ! vous, du moins, il faut que vous sachiez que ce moribond vous appartient, comme l’esclave appartient à son maître, comme le sang au cœur, comme le corps à l’âme. Ce que je ne peux pas accepter, c’est que vous ne soyez pas sûre de cela, c’est que vous disiez que je ne peux aimer un être semblable à moi. Je ne suis donc pas un homme ? Tous les hommes aiment Dieu, et moi, je vous aime comme l’idéal, comme la perfection ; je vous crains comme je crains Dieu, je vous vénère au point que je mourrais à vos pieds plutôt que de vous exprimer un désir outrageant.

Et ce n’est pas que je voie en vous un fantôme comme celui que j’ai porté en moi si longtemps. Je sais fort bien que vous êtes une femme, que vous avez aimé, que vous pouvez aimer encore… tout autre que moi ? Eh bien ! soit ! j’accepte tout cela, et je n’ai pas besoin de comprendre les mystères de votre cœur et de votre vie pour vous adorer. Soyez tout ce que vous voudrez, abandonnez vos enfants, reniez Dieu, chassez-moi, aimez l’homme qui vous en semblera digne… Si Salvator vous plaît, s’il peut vous donner un instant de bonheur, écoutez-le, rendez-le heureux ; j’en mourrai certainement, mais sans qu’une pensée de blâme puisse entrer dans mon esprit, sans qu’un sentiment de vengeance puisse approcher de mon cœur. Je mourrai en vous bénissant, en proclamant que vous avez le droit de faire tout ce qui est défendu aux autres, que ce qui est crime et reproche chez eux, est vertu et gloire chez vous. Tenez, je suis tellement malheureux en ce monde, et l’amour que je vous porte me ronge tellement les entrailles, que j’ai, en ce moment, un désir, un besoin effréné de mourir. Mais si vous voulez que je m’en aille demain, que je ne vous revoie jamais et que je vive, je vivrai et je serai content de vivre dans les tourments pour vous obéir. Vous croyez que j’ai aimé quelqu’un plus que vous ? c’est faux ! je n’ai jamais aimé personne. Je le sens maintenant, j’avais rêvé l’amour ; car, comme vous l’a dit Salvator, il était dans mon cerveau, je ne l’avais pas senti dévorer mon cœur. C’était une femme pure, et je respecte tellement son souvenir, que je ne veux plus lui faire un mensonge en portant son image sur ma poitrine. Prenez-le, cachez-le, gardez-le, ce portrait que je ne comprends plus, et où je vois toujours vos traits maintenant à la place des siens ! je vous le donne et vous prie de l’accepter, parce qu’il ne doit pas être profané, et qu’il n’y a que deux endroits où il puisse être sanctifié désormais. Votre main, ou la tombe de ma mère… Ne croyez pas que je parle dans le délire. Si j’étais calme, je n’aurais pas le courage de parler ; mais ce courage trahit la vérité et proclame ce que je pense à toute heure depuis que je vous connais. Et je le dirais à la face du monde, j’en ferais le serment sur la tête de vos enfants… je le dirai à Salvator lui-même : qu’il m’entende, qu’il le sache, et qu’il n’ait jamais la folie de le nier. Je vous aime, ô vous ! ô toi, qui n’as pas de nom pour moi, et que je ne pourrais qualifier dans aucune langue… je t’aime !… j’ai du feu dans la poitrine… je meurs !

Et Karol, épuisé par cette ardente protestation, tomba aux pieds de la Floriani et s’y roula en tordant ses mains avec tant de violence qu’il les déchira et en fit jaillir le sang.

— Aime-le ! aime-le ! prends pitié de lui ! s’écria Salvator qui, après avoir cherché vainement le prince dans sa chambre et dans toute la maison, venait d’entrer, effrayé, et d’entendre ses dernières paroles. Aime-le, Floriani, ou tu n’es plus toi-même, ou un affreux égoïsme a desséché ton sein généreux. Il se meurt, sauve-le ! Il n’a jamais aimé, fais-le vivre, ou je te maudis !

Et cet homme étrangement généreux et enthousiaste, au milieu de son âpreté personnelle aux jouissances de la vie, cet inappréciable ami, qui préférait Karol à tout, à la Floriani et à lui-même, le releva du parquet où il se tordait dans une sorte d’agonie, et le jetant, pour ainsi dire, dans les bras de la Lucrezia, il s’élança vers la porte, comme pour ne pas entendre la réponse et ne pas assister à un bonheur auquel il ne renonçait pas sans effort.

La Floriani, éperdue, reçut Karol contre son cœur et l’y pressa avec tendresse ; mais, plus effrayée encore que vaincue, elle fit à Salvator un geste absolu pour qu’il eût à rester. — Je l’aimerai, dit-elle, en couvrant d’un long et puissant baiser le front pâle du jeune prince, mais ce sera comme sa mère l’aimait ! aussi ardemment, aussi constamment qu’elle, je le jure ! Je vois bien qu’il a besoin d’être aimé ainsi, et je sais qu’il le mérite. Cette tendresse maternelle, dont je m’étais prise pour lui, d’instinct, et sans songer à la prolonger au delà de sa guérison, je la lui voue pour toujours, et à l’exclusion de tout autre homme. Je renouvelle pour toi, mon fils, le vœu de chasteté et de dévouement que j’ai fait pour Célio et pour mes autres enfants. Je garderai saintement et respectueusement le portrait de ta fiancée, et quand tu voudras le voir, nous parlerons d’elle ensemble. Nous pleurerons ensemble ta mère chérie, et tu ne l’oublieras pas en retrouvant son cœur dans le mien. J’accepte ton amour à ce prix, et j’y crois, quelque désabusée que je sois de tout le reste. Voilà la plus grande preuve d’affection que je puisse te donner !

Cet engagement parut à Salvator un remède bien incomplet, et plus dangereux qu’utile. Il allait demander davantage, lorsque le prince, retrouvant la force avec la parole, s’écria, fondant en larmes :

— Bénie sois-tu, femme adorée ! je ne te demanderai jamais rien de plus, et mon bonheur est si grand que je n’ai pas de parole pour t’en remercier.

Il se prosterna devant elle et embrassa ses genoux avec transport. Puis, s’arrachant de ses bras, il suivit Salvator et alla dormir avec un calme dont il n’avait jamais joui jusqu’à cette heure.

— Étranges et impossibles amours ! se disait Salvator en essayant de dormir aussi.

XIV.


J’espère, lecteur, que tu sais d’avance ce qui va se