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LUCREZIA FLORIANI.

Si, par hasard, la Floriani, accablée de fatigue et de chagrin, ne parvenait point à cacher ce qu’elle souffrait, Karol, rendu tout à coup à sa tendresse pour elle, oubliait sa mauvaise humeur et s’inquiétait avec excès. Il la servait à genoux, il l’adorait dans ces moments-là, plus encore qu’il ne l’avait adorée dans leur lune de miel. Que ne pouvait-elle dissimuler, ou manquer tout à fait de force et de courage ! si elle se fût montrée constamment à lui, abattue et languissante, ou si elle eût pu affecter longtemps un air sombre et mécontent, elle l’eût guéri peut-être de sa personnalité maladive. Il se fût oublié pour elle ; car ce féroce égoïste était le plus dévoué, le plus tendre des amis, lorsqu’il voyait souffrir. Mais, comme il souffrait alors lui-même d’une douleur réelle et fondée, la généreuse Floriani rougissait d’avoir cédé à un moment de défaillance. Elle se hâtait de secouer sa langueur et de paraître tranquille et ferme. Quant à feindre le ressentiment, elle en était incapable ; rarement elle se sentait irritée contre lui ; mais lorsque elle l’était, elle ne se contenait point et le gourmandait avec violence. Jamais elle n’avait rien fardé, ni rien dissimulé ; et, comme le plus souvent, elle n’éprouvait que chagrin et compassion en subissant l’injustice d’autrui, le plus souvent aussi, elle souffrait sans être en colère, et surtout sans bouder. Elle méprisait ces ruses féminines, et elle avait grand tort, dans son intérêt, de les mépriser : on le lui fit bien voir ! Il est dans la nature humaine d’abuser et d’offenser toujours, quand on est sûr d’être toujours pardonné, sans même avoir la peine de demander pardon. Salvator Albani avait toujours connu son ami inégal et fantasque, exigeant à l’excès, ou désintéressé à l’excès. Mais les bons moments, jadis, avaient été les plus habituels, les plus durables ; et, chaque jour, au contraire, depuis qu’il était revenu à la villa Floriani, Salvator voyait le prince perdre ses heures de sérénité, et tomber dans une habitude de maussaderie étrange ; son caractère s’aigrissait sensiblement. D’abord ce fut une heure mauvaise par semaine, puis une mauvaise heure par jour. Peu à peu, ce ne fut plus qu’une bonne heure par jour, et enfin une bonne heure par semaine. Quelque tolérant et d’humeur facile que fût le comte, il en vint à trouver cette manière d’être intolérable. Il en fit la remarque d’abord à son ami, puis à Lucrezia, puis à tous deux ensemble, et enfin il sentit que son caractère à lui-même allait s’aigrir et se transformer, s’il persistait à vivre auprès d’eux.

Il prit la résolution de s’en aller tout à fait. La Floriani fut épouvantée de l’idée de rester en tête-à-tête avec cet amant que, deux mois auparavant, elle eût voulu enlever et mener au bout du monde pour vivre avec lui dans le désert. Salvator, par sa gaieté douce, par sa manière enjouée et philosophique d’envisager toutes les misères domestiques, lui était d’un immense secours. Sa présence contenait encore le prince et le forçait à s’observer, du moins, devant les enfants. Qu’allait-elle devenir ? qu’allait devenir surtout Karol, quand leur aimable compagnon ne serait plus entre eux, pour les préserver l’un de l’autre ?

Comme elle le retenait avec instances, son effroi et sa douleur se trahirent ; son secret lui échappa, ses larmes firent irruption. Albani consterné vit qu’elle était profondément malheureuse, et que s’il ne réussissait à emmener Karol, du moins pour quelque temps, elle et lui étaient perdus.

Cette fois, il n’hésita plus. Il n’eut pour son ami ni pitié, ni faiblesse. Il ne ménagea aucune de ses susceptibilités. Il affronta sa colère et son désespoir. Il ne lui cacha point qu’il travaillerait de toutes ses forces à détacher la Floriani de lui, s’il ne s’exécutait pas de lui-même en s’éloignant d’elle. — Que ce soit pour six mois ou pour toujours, peu m’importe, lui dit-il en finissant sa rude exhortation ; je ne peux prévoir l’avenir. J’ignore si tu oublieras la Floriani, ce qui serait fort heureux pour toi, ou si elle te sera infidèle, ce qui serait fort sage de sa part ; mais je sais qu’elle est brisée, malade, désespérée, et qu’elle a besoin de repos. C’est la mère de quatre enfants ; son devoir est de se conserver pour eux, et de se délivrer d’une souffrance intolérable. Nous allons partir ensemble, ou nous battre ensemble ; car je vois bien que plus je t’avertis, plus tu fermes les yeux ; plus je veux t’entraîner, plus tu te cramponnes à cette pauvre femme. Par la persuasion ou par la force, je t’emmènerai, Karol ! J’en ai fait le serment sur la tête de Célio et de ses frères. C’est moi qui t’ai amené ici, c’est moi qui t’y ai fait rester. Je t’ai perdu en croyant te sauver ; mais il y a encore du remède, et maintenant que je vois clair, je te sauverai malgré toi. Nous partons cette nuit, entends-tu ? Les chevaux sont à la porte.

Karol était pâle comme la mort. Il eut grand’peine à desserrer ses dents contractées. Enfin il laissa échapper cette réponse laconique et décisive :

— Fort bien, vous me conduirez jusqu’à Venise, et vous m’y laisserez pour revenir ici toucher le prix de votre exploit. Cela était arrangé entre vous deux. Il y a longtemps que j’attendais ce dénouement.

— Karol ! s’écria Salvator, transporté de la première fureur sérieuse qu’il eût éprouvée de sa vie, tu es bien heureux d’être faible ; car si tu étais un homme, je te briserais sous mon poing. Mais je veux te dire que cette pensée est d’un être méchant, cette parole d’un être lâche et ingrat. Tu me fais horreur, et j’abjure ici toute l’amitié que j’ai eue pour toi pendant si longtemps. Adieu, je te fuis, je ne veux jamais te revoir, je deviendrais lâche et méchant aussi avec toi.

— Bien, bien ! reprit le prince, arrivé au comble de la colère, et, par conséquent, de la sécheresse amère et dédaigneuse. Continuez, outragez-moi, frappez-moi, battons-nous, afin que je meure ou que je parte ; c’est là le plan, je le sais. Elle sera bien douce, la nuit de plaisir qui récompensera votre conduite chevaleresque !

Salvator était au moment de s’élancer sur Karol. Il prit une chaise à deux mains, incertain de ce qu’il allait faire. Il se sentait devenir fou, il tremblait comme une femme nerveuse, et pourtant il aurait eu la force, en ce moment, de faire écrouler la maison sur sa tête.

Il y eut un moment de silence affreux, pendant lequel on entendit monter, dans l’air calme du soir, une petite voix douce qui disait : — Écoute, maman, je sais ma leçon de français, et je vais te la dire avant de m’endormir :

Deux coqs vivaient en paix, une poule survint,
Et voilà la guerre allumée !
Amour, tu perdis Troie !

La fenêtre d’en bas se ferma, et la voix de Stella se perdit. Salvator éclata d’un rire amer, brisa sa chaise en la remettant sur ses pieds, et sortit impétueusement de la chambre de Karol, en poussant la porte avec fracas.

— Lucrezia, dit-il à la Floriani, en allant frapper chez elle, laisse un peu tes enfants, appelle la bonne, je veux te parler tout de suite.

Il l’emmena au fond du parc : « Écoute, lui dit-il, Karol est un misérable ou un malheureux, le plus lâche ou le plus fou de tes amants, le plus dangereux à coup sûr, celui qui te tuera à coups d’épingles, si tu ne le quittes sur l’heure. Il est jaloux de tout, il est jaloux de son ombre, c’est une maladie ; mais il est jaloux de moi, et cela c’est une infamie ! Jamais il ne se résoudra à te quitter ; il ne veut pas partir, il ne partira pas. C’est à toi de fuir de ta propre maison. Il n’y a pas un moment à perdre, saute dans une barque, gagne la prochaine poste, va-t’en à Rome, à Milan, au bout du monde ; ou tiens-toi cachée, bien cachée dans quelque chaumière… Je déraisonne peut-être, je n’ai pas ma tête, tant je suis indigné ; mais il faut trouver un moyen… Tiens ! en voici un, pénible, mais certain. Fuyons ensemble. Nous n’irions qu’à deux lieues d’ici, nous n’y resterions que deux heures, c’est assez ! Il croira qu’il a deviné juste, que je suis ton amant ; il est trop fier pour hésiter alors à prendre son parti, et tu en seras à jamais délivrée.

— Tu es fou toi-même, mon pauvre ami ! répondit la Lucrezia, ou tu veux qu’il le devienne. Mais moi, je