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LUCREZIA FLORIANI.

qui en sont exempts, et que faire la guerre au mal général est le premier devoir de ceux qui n’en sont pas atteints.

Il voyait, d’un côté, l’aristocratie morale, la distinction de l’intelligence, la pureté des mœurs, la noblesse des instincts, et il se disait : « Soyons avec ceux-là. » De l’autre, il voyait l’abrutissement, la bassesse, la folie, la débauche, et il ne se disait pas : « Allons à ceux-ci pour les ramener, s’il est possible. » — Non ! lui avait-on appris à dire, ils sont perdus ! Donnons-leur du pain et des vêtements, mais ne compromettons pas notre âme au contact de la leur. Ils sont endurcis et souillés, abandonnons leur esprit à la clémence de Dieu. »

Cette habitude de se préserver devient, à la longue, une sorte d’égoïsme, et il y avait un peu de cette sécheresse au fond du cœur de la princesse. Il y en avait chez elle pour son fils encore plus que pour elle-même. Elle l’isolait avec art des jeunes gens de son âge, dès qu’elle les soupçonnait de folie ou seulement de légèreté. Elle craignait pour lui ce frottement avec des natures différentes de la sienne ; et c’est pourtant ce contact qui nous rend hommes, qui nous donne de la force, et qui fait qu’au lieu d’être entraînés à la première occasion, nous pouvons résister à l’exemple du mal et garder de l’influence pour faire prévaloir celui du bien.

Sans être d’une dévotion étroite et farouche, la princesse était d’une piété assez rigide. Catholique sincère et fidèle, elle voyait bien les abus, mais elle n’y savait pas d’autre remède que de les tolérer en faveur de la grande cause de l’Église. « Le pape peut s’égarer, disait-elle, c’est un homme ; mais la papauté ne peut faillir : c’est une institution divine. » Dès lors, les idées de progrès n’entraient point facilement dans sa tête, et son fils apprit de bonne heure à les révoquer en doute et à ne point espérer que le salut du genre humain pût s’accomplir sur la terre. Sans être aussi régulier que sa mère dans les pratiques religieuses (car en dépit de tout, au temps où nous sommes, la jeunesse se dégage vite de tels liens), il resta dans cette doctrine qui sauve les hommes de bonne volonté et ne sait pas briser la mauvaise volonté des autres ; qui se contente de quelques élus et se résigne à voir les nombreux appelés tomber dans la géhenne du mal éternel : triste et lugubre croyance qui s’accorde parfaitement avec les idées de la noblesse et les privilèges de la fortune. Au ciel comme sur la terre, le paradis pour quelques-uns, l’enfer pour le plus grand nombre. La gloire, le bonheur et les récompenses pour les exceptions : la honte, l’abjection et le châtiment pour presque tous.

Les âmes naturellement bonnes et généreuses, qui tombent dans cette erreur, en sont punies par une éternelle tristesse. Il n’appartient qu’aux insensibles ou aux stupides d’en prendre leur parti. La princesse de Roswald souffrait de ce fatalisme catholique, dont elle ne pouvait secouer les arrêts farouches. Elle avait pris une habitude de gravité solennelle et sentencieuse qu’elle communiqua peu à peu à son fils, pour le fond sinon pour la forme. Le jeune Karol ne connut donc point la gaieté, l’abandon, la confiance aveugle et salutaire de l’enfance. À vrai dire, il n’eut point d’enfance : ses pensées tournèrent à la mélancolie, et lors même que vint l’âge d’être romanesque, ce ne furent que des romans sombres et douloureux qui remplirent son imagination.

Et malgré cette fausse route que suivait l’esprit de Karol, c’était une adorable nature d’esprit que la sienne. Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes les grâces de l’adolescence réunies à la gravité de l’âge mur. Il resta délicat de corps comme d’esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté charmante, une physionomie exceptionnelle qui n’avait, pour ainsi dire, ni âge ni sexe. Ce n’était point l’air mâle et hardi d’un descendant de cette race d’antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer ; ce n’était point non plus la gentillesse efféminée d’un chérubin couleur de rose. C’était quelque chose comme ces créatures idéales, que la poésie du moyen âge faisait servir à l’ornement des temples chrétiens ; un ange, beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme comme un jeune dieu de l’Olympe, et pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée.

C’était là le fond de son être. Rien n’était plus pur et plus exalté en même temps que ses pensées ; rien n’était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement dévoué que ses affections. Si l’on eût pu oublier l’existence du genre humain, et croire qu’il s’était concentré et personnifié dans un seul être, c’est lui qu’on aurait adoré sur les ruines du monde. Mais cet être n’avait pas assez de relations avec ses semblables. Il ne comprenait que ce qui était identique à lui-même, sa mère, dont il était un reflet pur et brillant ; Dieu, dont il se faisait une idée étrange, appropriée à sa nature d’esprit ; et enfin une chimère de femme qu’il créait à son image, et qu’il aimait dans l’avenir sans la connaître.

Le reste n’existait pour lui que comme une sorte de rêve fâcheux auquel il essayait de se soustraire en vivant seul au milieu du monde. Toujours perdu dans ses rêveries, il n’avait point le sens de la réalité. Enfant, il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se blesser ; homme, il ne pouvait se trouver en face d’un homme différent de lui, sans se heurter douloureusement contre cette contradiction vivante.

Ce qui le préservait d’un antagonisme perpétuel, c’était l’habitude volontaire et bientôt invétérée de ne point voir et de ne pas entendre ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses yeux comme des espèces de fantômes, et, comme il était d’une politesse charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui n’était chez lui qu’un froid dédain, voire une aversion insurmontable.

Il est fort étrange qu’avec un semblable caractère le jeune prince pût avoir des amis. Il en avait pourtant, non-seulement ceux de sa mère, qui estimaient en lui le digne fils d’une noble femme, mais encore des jeunes gens de son âge, qui l’aimaient ardemment, et qui se croyaient aimés de lui. Lui-même pensait les aimer beaucoup, mais c’était avec l’imagination plutôt qu’avec le cœur. Il se faisait une haute idée de l’amitié, et, dans l’âge des premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient jamais d’opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord formel.

Cela arriva pourtant, et, à vingt-quatre ans, qu’il avait lorsque sa mère mourut, il s’était dégoûté déjà de presque tous. Un seul lui resta très-fidèle. C’était un jeune Italien, un peu plus âgé que lui, d’une noble figure et d’un grand cœur ; ardent, enthousiaste ; fort différent, à tous autres égards, de Karol, il avait du moins avec lui ce rapport qu’il aimait avec passion la beauté dans les arts, et qu’il professait le culte de la loyauté chevaleresque. Ce fut lui qui l’arracha de la tombe de sa mère, et qui, l’entraînant sous le ciel vivifiant de l’Italie, le conduisit pour la première fois chez la Floriani.

II.

Mais qu’est-ce donc que la Floriani, deux fois nommée au chapitre précédent, sans que nous ayons fait un pas vers elle ?

Patience, ami lecteur. Je m’aperçois, au moment de frapper à la porte de mon héroïne, que je ne vous ai pas assez fait connaître mon héros, et qu’il me reste encore certaines longueurs à vous faire agréer.

Il n’y a rien de plus impérieux et de plus pressé qu’un lecteur de romans ; mais je ne m’en soucie guère. J’ai à vous révéler un homme tout entier, c’est-à-dire un monde, un océan sans bornes de contradictions, de diversités, de misères et de grandeurs, de logique et d’inconséquences, et vous voulez qu’un petit chapitre me suffise ! Oh ! non pas, je ne saurais m’en tirer sans entrer dans quelques détails, et je prendrai mon temps. Si cela