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LE PICCININO.

sitions dont elle serait l’objet, si le Piccinino venait à se vanter de sa visite.

Mais Agathe, qui avait plus d’une fois tremblé en l’écoutant, et qui s’était promis de lui reprocher son imprudence, en lui démontrant que le Piccinino était trop habile pour avoir eu réellement besoin de son secours, fut désarmée par son chagrin naïf, et la pressa contre son sein pour la consoler. Ce qui la frappait d’ailleurs, au moins autant que la témérité de cette jeune fille, c’était le courage physique et moral qui l’avait inspirée ; c’était sa résolution de se tuer à la moindre imminence d’une insulte ; c’était son dévouement sans bornes et sa confiance généreuse. Elle la remercia donc avec tendresse de ce qu’elle avait été mue en partie par le désir de la délivrer d’un ennemi ; et, enfin, en recevant l’assurance que l’abbé Ninfo était bien entre les mains du justicier, un autre sentiment de joie la domina tellement, qu’elle baisa les mains de la petite Mila en l’appelant sa bonne fée et son ange de salut.

Mila consolée et réconciliée avec elle-même, la princesse, retrouvant avec elle un éclair de gaieté enfantine, lui proposa de faire une autre toilette pour se rafraîchir de son voyage, et d’aller ensuite surprendre son père et son frère chez le marquis. « Nous irons à pied, lui dit-elle, car c’est tout près d’ici, en passant par nos jardins, et nous dînerons ensemble auparavant. Si bien que nous aurons l’ombre et la brise de la première heure de nuit, et puis un compagnon de voyage sur lequel vous ne comptez peut-être pas, mais qui ne vous déplaira point, car il est de vos amis.

― Nous verrons qui ce peut être, » dit en souriant Mila, qui devinait fort bien, mais qui, à l’endroit de son secret de cœur, et pour cela seulement, retrouvait toute la prudence de son esprit féminin.

Le repas et les préparatifs des deux amies prirent environ une heure ; après quoi la camériste vint dire à l’oreille de la princesse : « Le jeune homme d’hier soir, au fond du jardin, près de la grille de l’Est. »

« C’est cela, dit la princesse entraînant Mila ; c’est notre chemin. » Et elles se mirent à courir à travers le parc, joyeuses et légères ; car toutes deux renaissaient à l’espérance du bonheur.

Magnani se promenait mélancolique et absorbé, attendant qu’on vînt l’avertir d’entrer dans le palais, lorsque deux femmes voilées, sortant des buissons de myrtes et d’orangers et accourant à lui, s’emparèrent chacune d’un de ses bras, et l’entraînèrent dans leur course folâtre sans lui rien dire. Il les reconnut bien, la princesse cependant plutôt que Mila, qui ne lui paraissait pas vêtue comme de coutume sous sa mante légère ; mais il se sentait trop ému pour parler, et il feignait d’accepter cette plaisanterie gracieuse avec gaieté. Le sourire errait sur ses lèvres, mais le trouble était dans son cœur, et s’il essayait de se distraire de celui que lui causait Agathe, il ne retrouvait pas beaucoup de calme en sentant Mila s’appuyer sur son bras.

Ce ne fut qu’à l’entrée du parc de la Serra que la princesse entr’ouvrit son voile pour lui dire : « Mon cher enfant, j’avais l’intention de causer avec vous chez moi ; mais l’impatience que j’éprouve d’annoncer une bonne nouvelle à nos amis, réunis chez le marquis, m’a engagée à vous y amener avec nous. La soirée tout entière nous appartient, et je vous parlerai ici aussi bien qu’ailleurs. Mais avançons sans faire de bruit ; on ne nous attend pas, et je veux que nous les surprenions. »

Le marquis et ses hôtes, après avoir longtemps causé, étaient encore sur la terrasse du palais à contempler l’horizon maritime embrasé par les derniers rayons du soleil, tandis que les étoiles s’allumaient au zénith. Michel écoutait avec un vif intérêt M. de la Serra, dont la conversation était instructive sans jamais cesser d’être aimable et naturelle. Quelle fut sa surprise, lorsqu’en se retournant il vit trois personnes assises autour de la table chargée de rafraîchissements, qu’il venait de quitter pour s’approcher de la balustrade, et que, dans ces trois personnes, il reconnut Agathe, Mila et Magnani !

Il n’eut d’yeux d’abord que pour Agathe, à tel point qu’il reconnaissait à peine sa sœur et son ami. La princesse était cependant mise le plus simplement du monde, d’une petite robe de soie gris de perle avec un guardaspalle de dentelle noire jeté sur sa tête et sur ses épaules. Elle lui parut un peu moins jeune et moins fraîche qu’il ne l’avait vue aux lumières. Mais, au bout d’un instant, la grâce de ses manières, son sourire candide, son regard pur et ingénu, la lui firent trouver plus jeune et plus attrayante encore que le premier jour.

« Vous êtes étonné de voir ici votre chère enfant ? dit-elle à Pier-Angelo. Mais ne vous avait-elle pas déclaré qu’elle ne dînerait point seule ? Et vous voyez ! vous l’avez laissée à la maison, et, comme la Cenerentola, elle vous paraît au milieu de la fête resplendissante de parure et de beauté. Quant à maître Magnani, c’est l’enchanteur qui l’accompagne ; mais comme nous n’avons point affaire ici à don Magnifico, l’enchanteur ne fascinera pas ses yeux pour l’empêcher de reconnaître sa fille chérie. Cendrillon peut donc braver tous les regards.

En parlant ainsi, Agathe enleva le voile de Mila, qui parut resplendissante comme un soleil ; c’est le style de la légende.

Michel regarda sa sœur. Elle était radieuse de confiance et de gaieté. La princesse lui avait mis une robe de soie rose vif et plusieurs rangs de grosses perles fines autour du cou et des bras. Une couronne de fleurs naturelles d’une beauté splendide et arrangées avec un art exquis ceignait sa tête brune sans cacher les trésors de sa chevelure. Ses petits pieds étaient chaussés avec recherche, et ses jolis doigts faisaient rouler et étinceler le riche éventail d’Agathe avec autant de grâce et de distinction qu’une marchesina. C’était, à la fois, une muse de la renaissance, une jeune patricienne et une belle fille du Midi, brillante de santé, de noblesse et de poésie.

Agathe la regardait d’un air d’orgueil maternel, et parlait d’elle avec un tendre sourire à l’oreille de Pier-Angelo.

Michel observa ensuite Magnani. Ce dernier regardait tour à tour la modeste princesse et la belle filandière du faubourg avec une émotion étrange. Il ne comprenait pas plus que Michel dans quel rêve bizarre et enivrant il se trouvait lancé. Mais il est certain qu’il ne voyait plus Mila qu’à travers un reflet d’or et de feu émané d’Agathe et projeté sur elle comme par magie.

XLI.

JALOUSIE ET RECONNAISSANCE.

La princesse attira le marquis et Pier-Angelo à l’écart pour leur dire que l’abbé était entre les mains du Piccinino et qu’elle venait d’en recevoir la nouvelle par un témoin oculaire qu’il lui était interdit de nommer.

On apporta ensuite de nouveaux sorbets et on se remit à causer. Malgré le trouble et la timidité de Magnani, malgré l’enivrement et les distractions de Michel, la princesse et le marquis eurent bientôt tranquillisé ces deux jeunes gens, grâce à l’intelligente prévenance et au grand art d’être simple que possèdent les gens bien élevés quand le fond du caractère répond chez eux au charme du savoir-vivre. Ainsi, Agathe sut interroger Michel à propos des choses qu’il savait et sentait bien. De son côté, le jeune artiste fut ravi de la manière dont elle comprenait l’art, et il grava dans sa mémoire plusieurs définitions profondes qui lui échappèrent plutôt qu’elle ne les formula, tant il y eut de naturel dans son expression. En s’adressant à lui elle semblait le consulter plutôt que l’instruire, et son regard, animé d’une sympathie pénétrante, semblait chercher, dans celui de Michel, la sanction de ses opinions et de ses idées.

Magnani comprenait tout, et, s’il se hasardait rarement à prendre la parole, il était facile de lire dans sa physionomie intelligente que rien de ce qu’on disait ne dépassait la portée de son esprit. Ce jeune homme avait d’heureuses facultés qui seraient peut-être restées incultes sans sa passion romanesque. Dès le jour où il s’é-