Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
123
LE PICCININO.

tai aucune infirmité, tant était fort en moi le principe de la vie. Mon père, ne voulant confier à personne le soin de me garder, et craignant que la pitié de ses serviteurs n’adoucît mes souffrances, venait lui-même m’apporter mes aliments ; et, quand ses intrigues politiques le retenaient dehors pendant des jours entiers, je subissais les tourments de la faim. Mais j’étais arrivée à une constance stoïque et je ne daignais pas me plaindre. J’ai puisé ainsi un certain courage et une certaine lumière dans cette épreuve, et je ne reproche point à Dieu de me l’avoir infligée. La notion du devoir et le goût de la justice sont de grands biens que l’on ne peut acheter trop cher ! »

Agathe parlait ainsi, demi-couchée, et d’une voix faible qui s’animait peu à peu. Elle se releva sur son coude, et, secouant sa longue chevelure noire, elle dit à son fils, en lui montrant d’un geste le riche appartement où ils se trouvaient : « Michel ! que les jouissances et l’orgueil de la naissance et de la fortune ne t’enivrent jamais ! J’ai payé cher ces avantages, et, dans l’affreuse solitude de cette chambre, aujourd’hui si riante pour nous deux, j’ai passé de longues heures d’insomnie, couchée sur un grabat, consumée par la fièvre, et demandant à Dieu pourquoi il ne m’avait pas fait naître dans la grotte d’un chevrier ou sur la barque d’un pirate. Je soupirais après la liberté, et le dernier des mendiants me paraissait plus heureux que moi.

« Si j’avais été pauvre et obscure, j’eusse trouvé chez mes parents des consolations et de la pitié pour mon malheur ; au lieu que les illustres Palmarosa faisaient un opprobre et un crime à leur fille de ne pas vouloir être forcée de mentir, et de se refuser à relever l’honneur de sa famille par une imposture. Je manquais de livres dans ma prison ; on ne m’avait jamais donné qu’une éducation superficielle, et je ne comprenais rien à la persécution dont j’étais l’objet. Mais, dans cette lente et cruelle inaction, je fis des réflexions et je découvris de moi-même le néant de l’orgueil humain. Mon être moral changea, pour ainsi dire, et tout ce qui était satisfaction et profit pour la vanité des hommes, m’apparut, à mes dépens, sous son véritable jour.

« Mais, pourquoi dirais-je à mes dépens, au lieu de dire à mon profit ? Que sont deux années de tortures au prix du bienfait de la vérité ? Quand je revins à la liberté et à la vie, quand je sentis que je reprenais aisément la force de la jeunesse et que j’avais le temps et les moyens de mettre à profit les idées qui m’étaient venues, j’éprouvai un grand calme, et j’entrai dans une habitude déjà toute faite d’abnégation et de fermeté.

« Je renonçai à jamais connaître l’amour et l’hyménée. La pensée de cette ivresse était flétrie et souillée dans mon imagination ; et, quant aux besoins du cœur, ils n’avaient plus en moi rien de personnel. Ils s’étaient agrandis au delà du cercle des passions égoïstes ; j’avais conçu dans la souffrance une passion véritable, mais qui n’avait plus pour objet la jouissance et le triomphe d’un être isolé des misères générales par la prospérité de sa propre condition. Cette passion qui me rongeait comme la fièvre et avec la fièvre, je puis le dire, c’était la soif de combattre pour les faibles contre les oppresseurs, et de prodiguer autant de bienfaits et de consolations que ma famille avait semé de douleurs et d’épouvante. On m’avait élevée dans des idées de respect et de crainte envers la cour, de méfiance et de haine envers mes malheureux compatriotes. Sans mon propre malheur, j’aurais suivi peut-être ces habitudes et ces exemples d’insensibilité monstrueuse. Mon caractère nonchalant, comme celui des femmes de mon pays, n’eût jamais rien conçu de mieux, probablement, que les principes de ma race ; car ma famille n’était pas de celles que la persécution a frappées, et à qui l’exil et la misère ont inspiré l’horreur du joug étranger et l’amour de la patrie. Mes parents, ardemment dévoués à la puissance officielle, avaient toujours été comblés de biens, et la prospérité nouvelle que va nous donner l’héritage du cardinal est une exception honteuse, au milieu de la ruine de tant de maisons illustres que j’ai vues crouler sous les taxes forcées et la proscription.

« À peine fus-je maîtresse de mes actions et de ma fortune, que je consacrai ma vie au soulagement du malheur. Comme femme, il m’était interdit de m’occuper de politique, de sciences sociales ou de philosophie. Et à quel homme cela est-il possible sous le joug qui nous accable ? Mais ce que je pouvais faire, c’était de secourir les victimes de la tyrannie, de quelque classe qu’elles fussent. Je m’aperçus bientôt que le nombre en était si grand, que mes revenus n’y suffiraient point, quand même je me priverais du nécessaire. Alors, mon parti fut vite pris. J’avais la résolution de ne me point marier. J’ignorais ton existence, je me regardais comme seule au monde. Je me fis rendre un compte exact de ma fortune, soin que les riches patriciens de notre pays prennent bien rarement ; leur incurie ne leur permet pas même d’aller voir leurs terres lorsqu’elles sont situées dans l’intérieur de l’île, et beaucoup d’entre nous n’ont jamais mis le pied sur leurs domaines. Je m’enquis et je pris par moi-même connaissance des miens ; j’en aliénai d’abord en détail une partie, voulant donner à très-bas prix, et la plupart du temps pour rien, des terres aux pauvres habitants de ces provinces. Cela ne réussit point. On ne sauve pas d’un trait de plume des races tombées dans le dernier abattement de la misère et de l’esclavage. J’essayai d’autres moyens que je te détaillerai plus tard. Ils échouèrent. Tout doit échouer quand les lois d’un pays ont décrété sa ruine. À peine avais-je fait une famille heureuse, que l’impôt, augmentant avec son bien-être, en faisait une famille misérable. Quelle situation d’ordre et de fixité peut-on créer, quand l’État prélève soixante pour cent sur l’humble travail comme sur l’oisiveté opulente ?

« Je vis donc avec douleur que, dans les pays conquis et brisés, il n’y avait plus de salut que dans l’aumône, et je vouai ma vie à l’aumône. Cela demandait bien plus d’activité et de persévérance que des dons ratifiés et des sacrifices absolus. Cette existence de dons arbitraires et de sacrifices perpétuels est une tâche sans repos, sans limites et sans consolations ; car l’aumône ne remédie qu’à un instant donné de la vie, elle engendre la nécessité de se renouveler et de s’étendre à l’infini, sans qu’on voie jamais le résultat du travail qu’on s’impose. Oh ! qu’il est cruel de vivre et d’aimer, là où l’on panse à toute heure une plaie qui ne peut guérir, où l’on jette sans cesse son âme et ses forces dans un gouffre qui ne se ferme pas plus que celui de l’Etna !

« Je l’ai acceptée, cette tâche, et je la remplis à toute heure ; j’en vois l’insuffisance et ne me rebute pas. Je ne m’indigne plus contre la paresse, la débauche et tous les vices qu’engendre la misère ; ou, si je m’en indigne, ce n’est plus à l’égard de ceux qui les subissent, mais de ceux qui les infligent et les perpétuent. Je ne comprends pas trop ce qu’on appelle le discernement dans l’aumône. Cela est bon pour les pays de liberté, où la réprimande peut être bonne à quelque chose, et où les enseignements d’une moralité praticable sont à l’usage de tous. Chez nous, hélas ! le malheur est si grand, que le bien et le mal sont pour beaucoup d’êtres, en âge de raison, des mots vides de sens ; et prêcher l’ordre, la probité et la prévoyance pendant l’agonie de la faim, devient un pédantisme presque féroce.

« Mes revenus n’ont pas toujours suffi à tant de besoins, Michel, et tu trouveras l’héritage de ta mère secrètement miné par des fouilles si profondes, qu’il s’écroulera peut-être sur ma tombe. Sans l’héritage du cardinal, j’aurais aujourd’hui quelque regret de ne t’avoir pas laissé les moyens de servir ton pays à ta guise ; mais demain tu seras plus riche que je ne l’ai jamais été, et tu gouverneras cette fortune selon ton cœur et tes principes, sans que je veuille t’imposer ma tâche. Dès demain, tu entreras en possession de cette puissance, et je ne m’inquiéterai pas de l’emploi que tu sauras en faire. Je suis sûre de toi. Tu as été à une bonne école, mon enfant, celle du malheur et du travail ! Je sais comment tu répares des fautes légères ; je sais de quels sacrifices ton âme est capable, quand elle est aux prises avec le sentiment du devoir. Apprête-toi donc à porter