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LA DERNIÈRE ALDINI.

pendant un an encore, Mandola et moi promenâmes sur les lagunes ce couple bénévole, et en apparence fortuné.

J’avais un attachement très-vif pour la signora. Je ne concevais rien de plus beau et de meilleur qu’elle sur la terre. Quand elle tournait sur moi son beau regard presque maternel, quand elle m’adressait en souriant de douces paroles (les seules qui pussent sortir de ses lèvres charmantes), j’étais si fier et si content que, pour lui faire plaisir, je me serais jeté sous la carène tranchante du Bucentaure. Quand elle me donnait un ordre, j’avais des ailes ; quand elle s’appuyait sur moi, mon cœur palpitait de joie ; quand, pour faire remarquer ma belle chevelure au prince de Montalegri, elle posait doucement sa main de neige sur ma tête, je devenais rouge d’orgueil. Et pourtant je promenais sans jalousie le prince à ses côtés ; je répondais gaiement à ces quolibets pleins de bienveillance que les seigneurs de Venise aiment à échanger avec les barcarolles pour éprouver en eux l’esprit de repartie ; et, malgré l’excessive liberté dont le gondolier provoqué jouit en pareil cas, jamais je n’avais senti contre le prince le plus léger mouvement d’aigreur. C’était un bon jeune homme ; je lui savais gré d’avoir consolé la signora de l’abandon de M. Lanfranchi. Je n’avais pas cette sotte humilité qui s’incline devant les prérogatives du rang. En fait d’amour, nous ne les connaissons guère dans ce pays, et nous les connaissions encore moins dans ce temps-là. Il n’y avait pas une telle différence d’âge entre la signora et moi, que je ne pusse être amoureux d’elle. Le fait est que je serais embarrassé aujourd’hui de donner un nom à ce que j’éprouvais alors. C’était de l’amour peut-être, mais de l’amour pur comme mon âge ; et de l’amour tranquille, parce que j’étais sans ambition et sans cupidité.

Outre ma jeunesse, mon zèle et mon caractère facile et enjoué, j’avais plu particulièrement à la signora par mon amour pour la musique : elle prenait plaisir à voir l’émotion que j’éprouvais au son de sa belle voix, et chaque fois qu’elle chantait, elle me faisait appeler. Accorte et familière, elle me faisait entrer jusque dans son cabinet, et m’autorisait à m’asseoir auprès de Salomé. Il semblait qu’elle eût aimé à voir cette farouche camériste se départir un peu avec moi de son austérité. Mais Salomé m’imposait beaucoup plus que la siguora, et jamais je ne fus tenté de m’enhardir auprès d’elle.

Un jour la signora me demanda si j’avais de la voix. Je lui répondis que j’en avais eu, mais qu’elle s’était perdue. Elle voulut que j’en fisse l’essai devant elle. Je m’en défendis, elle insista, il fallut céder. J’étais fort troublé, et convaincu qu’il me serait impossible d’articuler un son ; car il y avait bien un an que je ne m’en étais avisé. J’avais alors dix-sept ans. Ma voix était revenue, je ne m’en doutais pas. Je mis ma tête dans mes deux mains ; je tâchai de me rappeler une strophe de la Jérusalem, et le hasard me fit rencontrer celle qui exprime l’amour d’Olinde pour Sophronie, et qui se termine par ce vers :

Brama assai, poco spera, nulla chiede.

Alors, rassemblant mon courage et me mettant à crier de toute ma force comme si j’eusse été en pleine mer, je fis retentir les lambris étonnés de ce lai plaintif et sonore, sur lequel nous chantons dans les lagunes les prouesses de Roland et les amours d’Herminie. Je ne me méfiais pas de l’effet que j’allais produire ; comptant sur le filet enroué que j’avais fait sortir autrefois de ma poitrine, je faillis tomber à la renverse, lorsque l’instrument que je recélais en moi, à mon insu, manifesta sa puissance. Les tableaux suspendus à la muraille en frémirent, la signora sourit, et les cordes de la harpe répondirent par une longue vibration au choc de cette voix formidable.

« Santo Dio ! s’écria Salomé en laissant tomber son ouvrage et en se bouchant les oreilles, le lion de Saint-Marc ne rugirait pas autrement ! » La petite Aldini, qui jouait sur le tapis, fut si épouvantée, qu’elle se mit à pleurer et à crier.

Je ne sais ce que fit la signora. Je sais seulement qu’elle, et l’enfant, et Salomé, et la harpe, et le cabinet, tout disparut, et que je courus à toutes jambes à travers les rues, sans savoir quel démon me poussait, jusqu’à la Quinta-Valle ; là, je me jetai dans une barque et j’arrivai à la grande prairie qu’on nomme aujourd’hui le Champ-de-Mars, et qui est encore le lieu le plus désert de la ville. À peine me vis-je seul et en liberté, que je me mis à chanter de toute la force de mes poumons. Ô miracle ! j’avais plus d’énergie et d’étendue dans la voix qu’aucun des cupidi que j’avais admirés à Chioggia. Jusque-là j’avais cru manquer de puissance, et j’en avais trop. Elle me débordait, elle me brisait. Je me jetai la figure dans les longues herbes, et, en proie à un accès de joie délirante, je fondis en larmes. Ô les premières larmes de l’artiste ! elles seules peuvent rivaliser de douceur ou d’amertume avec les premières larmes de l’amant.

Je me remis ensuite à chanter et à répéter cent fois de suite les strophes éparses dont j’avais gardé souvenance. À mesure que je chantais, le rude éclat de ma voix s’adoucissait, je sentais l’instrument devenir à chaque instant plus souple et plus docile. Je ne ressentais aucune fatigue ; plus je m’exerçais, plus il me semblait que ma respiration devenait facile et de longue haleine. Alors, je me hasardai à essayer les airs d’opéra et les romances que j’entendais chanter depuis deux ans à la signora. Depuis deux ans, j’avais bien appris et bien travaillé sans m’en douter. La méthode était entrée dans ma tête par routine, par instinct, et le sentiment dans mon âme par intuition, par sympathie. J’ai beaucoup de respect pour l’étude ; mais j’avoue qu’aucun chanteur n’a moins étudié que moi. J’étais doué d’une facilité et d’une mémoire merveilleuses. Il suffisait que j’eusse entendu un trait pour le rendre aussitôt avec netteté. J’en fis l’épreuve dès ce premier jour, et je parvins à chanter presque d’un bout à l’autre les morceaux les plus difficiles du répertoire de madame Aldini.

La nuit vint m’avertir de mettre un terme à mon enthousiasme. Je m’aperçus alors que j’avais manqué tout le jour à mon service, et je retournai au palais confus et repentant de ma faute. C’était la première de ce genre que j’eusse commise, et je ne craignais rien tant qu’un reproche de la signora, quelque doux qu’il dût être. Elle était un train de souper, et je me glissai timidement derrière sa chaise. Je ne la servais jamais à table ; car j’étais resté fier comme un Chioggiote, et j’avais gardé toutes les franchises attachées à mon emploi privilégié. Mais, voulant réparer mon tort par un acte d’humilité, je pris des mains de Salomé l’assiette de porcelaine de Chine qu’elle allait lui présenter, et j’avançai la main avec gaucherie. Madame Aldini feignit d’abord de ne pas y faire attention, et se laissa servir ainsi pendant quelques instants ; puis, tout d’un coup, rencontrant à la dérobée mon regard piteux, elle partit d’un grand éclat de rire en se renversant sur son fauteuil.

« Votre Seigneurie le gâte, dit la sévère Salomé en réprimant une imperceptible velléité de partager l’enjouement de sa maîtresse.

– Pourquoi le gronderais-je ? repartit la signora. Il s’est fait peur à lui-même ce matin, et, pour se punir, il s’est enfui, le pauvret ! Je parie qu’il n’a pas mangé de la journée. Allons, va souper, Nellino. Je te pardonne, à condition que tu ne chanteras plus. »

Ce sarcasme bienveillant me sembla très-amer. C’était le premier auquel je fusse sensible ; car, malgré tous les éléments offerts au développement de ma vanité, c’était un sentiment que je ne connaissais pas encore. Mais l’orgueil venait de s’éveiller en moi avec la puissance, et, en raillant ma voix, on me semblait nier mon âme et attaquer ma vie.

Depuis ce jour, les leçons que me donnait à son insu la signora en s’exerçant devant moi me devinrent de plus en plus profitables. Tous les soirs j’allais m’exercer au Champ-de-Mars aussitôt que mon service était fini, et j’avais la conscience de mes progrès. Bientôt les leçons de la signora ne me suffirent plus. Elle chantait pour son plaisir, portant à l’étude une nonchalance superbe, et ne cherchant point à se perfectionner. J’avais un désir im-