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LA DERNIÈRE ALDINI.

lutte avec leurs préjugés et leurs dédains, c’était donc une tâche indigne d’un homme, et les plébéiens avaient bien raison de mépriser ceux d’entre eux qui croyaient s’élever en recherchant la société et en copiant les ridicules des nobles.

Ces réflexions me vinrent d’abord confusément, puis elles se firent jour, et je m’aperçus que je pensais, comme je m’étais aperçu un beau matin que je pouvais chanter. Je commençai à me rendre compte de la répugnance que j’éprouvais à sortir de ma condition pour me donner en spectacle à la société comme un vaniteux et un ambitieux, et je me promis d’ensevelir dans le mystère mes amours avec Bianca.

En proie à ces réflexions, je me promenais le long de la galerie, et je regardais avec fierté cette orgueilleuse lignée à laquelle un enfant du peuple, un bacarolle de Chioggia, dédaignait de succéder. Je me sentais joyeux ; je songeais à mon vieux père, et, au souvenir de la maison paternelle, longtemps oubliée et négligée, mes yeux s’humectaient de larmes. Je me trouvai au bout de la galerie, face à face avec le portrait de messer Torquato, et, pour la première fois, je le toisai hardiment de la tête aux pieds. C’était bien la noblesse titulaire incarnée. Son regard semblait repousser comme la pointe d’une épée, et sa main avait l’air de ne s’être jamais ouverte que pour commander à des inférieurs. Je pris plaisir à le braver. « Eh bien ! lui disais-je en moi-même, tu aurais eu beau faire, je n’aurais jamais été ton valet. Ton air superbe ne m’eût pas intimidé, et je t’aurais regardé en face, comme je regarde cette toile. Tu n’aurais jamais eu de prise sur moi, parce que mon cœur est plus fier que le tien ne le fut jamais, parce que je dédaigne cet or devant lequel tu t’es incliné, parce que je suis plus grand que toi aux yeux de la femme que tu as possédée. Malgré tout l’orgueil de ton sang, tu as courbé le genou devant elle pour obtenir ses richesses ; et, quand tu as été riche par elle, tu l’as brisée et humiliée. C’est la conduite d’un lâche, et la mienne est celle d’un véritable noble, car je ne veux de toutes les richesses de Bianca que son cœur, dont tu n’étais pas digne. Et moi, je refuse ce que tu as imploré, afin de posséder ce qui est au-dessus de toutes choses à mes yeux, l’estime de Bianca. Et je l’aurai, car elle comprendra combien mon âme est au-dessus de celle d’un patricien endetté. Je n’ai pas de patrimoine à racheter, moi ! Il n’y a pas d’hypothèques sur la chaloupe de mon père ; et les habits que je porte sont à moi, parce que je les ai gagnés par mon travail. Eh bien ! c’est moi qui serai le bienfaiteur, et non pas l’obligé, parce que je rendrai le bonheur et la vie à ce cœur brisé par toi, parce que je saurai me faire bénir et honorer, moi valet et amant, tandis que tu as été maudit et méprisé, toi époux et seigneur. »

Un léger bruit me fit tourner la tête. Je vis derrière moi la petite Alezia, qui traversait la galerie en traînant une poupée plus grande qu’elle. J’aimais cet enfant, malgré son caractère altier, à cause de l’amour qu’elle avait pour sa mère. Je voulus l’embrasser ; mais, comme si elle eût senti dans l’atmosphère la réprobation qui, dans cette maison, pesait sur moi depuis deux jours, elle recula d’un air courroucé, et, en s’enfuyant comme si elle eût eu quelque chose à craindre de moi, elle se pressa contre le portrait de son père. Je fus étonné en cet instant de la ressemblance que sa jolie petite tête brune avait déjà avec la figure hautaine de Torquato, et je m’arrêtai pour l’examiner avec un sentiment de tristesse profonde. Elle aussi semblait m’examiner attentivement. Tout d’un coup elle rompit le silence pour me dire d’un ton aigre et avec une expression d’indignation au-dessus de son âge : « Pourquoi donc avez-vous volé la bague de mon papa ? »

En même temps elle allongeait son petit doigt vers moi pour désigner une belle bague en diamants montée à l’ancienne mode, que sa mère m’avait donnée quelques jours auparavant, et que j’avais eu l’enfantillage d’accepter ; puis, se retournant et se dressant sur la pointe des pieds, elle posa le bout de son doigt sur celui du portrait qui était orné de la même bague exactement rendue, et je m’aperçus que l’imprudente Bianca avait fait présent à son gondolier d’un des plus précieux joyaux de famille de son époux.

Le rouge me monta au visage, et je recus de cet enfant la leçon qui devait le plus me dégoûter des richesses mal acquises. Je souris, et lui remettant la bague : « C’est votre maman qui l’a laissée tomber de son doigt, lui dis-je, et je l’ai trouvée tout à l’heure dans la gondole.

— Je vais la lui porter, » dit la petite fille en l’arrachant plutôt qu’elle ne l’accepta de ma main. Elle sortit en courant, abandonnant sa poupée par terre. Je ramassai ce jouet, afin de m’assurer d’un petit fait que j’avais souvent observé déjà. Alezia s’amusait à percer toutes ses poupées, à l’endroit du cœur, avec de longues épingles, et quelquefois elle restait des heures entières absorbée dans le plaisir muet et profond de ce jeu étrange.

Le soir, Mandola vint me trouver dans ma chambre. Il avait l’air gauche et embarrassé. Il avait beaucoup à me dire, mais il ne trouvait pas un mot. Sa figure était si bizarre que je partis d’un éclat de rire. « Vous avez tort, Nello, me dit-il d’un air peiné ; je suis votre ami ; vous avez tort ! » Il voulait se retirer, je courus après lui, j’essayai de le faire s’expliquer ; ce fut impossible. Je voyais bien qu’il avait le cœur plein de sages réflexions et de bons conseils ; mais l’expression lui manquait, et toutes ses phrases avortées se terminaient, dans son patois mêlé de toutes les langues, par cette sentence : E molto delica, délicatissimo.

Enfin, je réussis à comprendre que le bruit s’était répandu, dans la maison, de mon prochain mariage avec la signora. Quelques mots d’impatience qu’on lui avait entendu dire à Salomé avaient suffi pour faire naître cette opinion. La signora avait dit textuellement en parlant de moi : « Le temps n’est pas loin où vous le servirez, au lieu de lui commander. » Je niai obstinément l’application de ces paroles, et prétendis que je n’y comprenais rien du tout. « C’est bien, me dit Mandola ; c’est ainsi que tu dois répondre, même à moi qui suis ton ami. Mais j’ai des yeux, je ne te fais pas de questions ; je ne t’en ai jamais fait, Nello ; seulement je viens t’avertir qu’il faut de la prudence. Les Aldini ne cherchent qu’un prétexte pour ôter à la signora la tutelle de la signora Alezia, et la signora mourra de chagrin si on lui enlève sa fille.

— Que dis-tu ? m’écriai-je ; quoi ! on lui enlèverait sa fille à cause de moi !

— S’il était question de mariage, certainement, reprit l’honnête barcarolle ; autrement… comme ce sont des choses qu’on ne peut jamais prouver… — Surtout quand elles n’existent pas, repris-je vivement. — Tu parles comme il faut, répondit Mandola ; continue à te tenir sur tes gardes ; ne te confie à personne, pas même à moi, et si tu as un peu d’influence sur la signora, engage-la à se bien cacher, surtout de Salomé. Salomé ne la trahira jamais ; mais elle a la voix trop forte, et, quand elle querelle la signora, toute la maison entend ce qu’elles se disent. Si quelqu’un des amis de la signora venait à se douter de ce qui se passe, tout irait mal ; car les amis, ce n’est pas comme les domestiques : cela ne sait pas garder un secret, et pourtant on se fie à eux plus qu’à nous ! »

Les conseils du candide Mandola n’étaient point à dédaigner, d’autant plus qu’ils s’accordaient parfaitement avec mon instinct. Nous conduisîmes, le lendemain soir, la signora sur le canal de la Zueca, et Mandola, comprenant que j’avais à lui parler, s’endormit complaisamment sur la poupe. J’éteignis le fanal, je me glissai dans l’habitacle, et je causai longtemps avec Bianca. Elle s’étonna de mes refus, et me dit encore tout ce qu’elle crut propre à les vaincre. Je lui parlai avec fermeté, je lui dis que jamais je ne laisserais dire de moi que j’avais aimé une femme pour ses richesses, que je tenais autant au bon renom de ma famille qu’aucun patricien de Venise, que mes parents ne me pardonneraient jamais si je donnais un pareil scandale, et que je ne voulais pas plus me brouiller avec mon honnête homme de père, que brouiller la signora avec sa fille ; car Alezia était ce qu’elle devait