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LA DERNIÈRE ALDINI.

qui eût pu m’éclairer, et sans que j’osasse faire un pas dehors. La Checchina fut prise de vives douleurs et d’un gros rhume par suite des mésaventures de son voyage. Peut-être, ne sachant quelle figure faire vis-à-vis de moi, ne voulant pas avoir l’air d’attendre son infidèle après avoir juré qu’elle ne l’attendrait pas, n’était-elle pas fâchée d’avoir un prétexte pour rester à Cafaggiolo.

Un matin, ne pouvant y tenir, car cette signorina de quinze ans me trottait par la tête avec ses petites mains blanches et ses grands yeux noirs, je pris mon carnier, j’appelai mon chien, et je partis pour la chasse, n’oubliant que mon fusil. Je rôdai vainement autour de la villa Grimani ; je n’aperçus pas un être vivant, je n’entendis pas un bruit humain. Toutes les grilles du parc étaient fermées, et je remarquai que dans la grande allée, d’où l’on apercevait le bas de la façade, on avait abattu de gros arbres, dont le branchage touffu interceptait complètement la vue. Était-ce à dessein qu’on avait dressé ces barricades ? Était-ce une vengeance du cousin ? Était-ce une précaution de la tante ? Était-ce une malice de mon héroïne elle-même ? Si je le croyais ! me disais-je. Mais je ne le croyais pas. J’aimais bien mieux supposer qu’elle gémissait de mon absence et de sa captivité, et je faisais pour sa délivrance mille projets plus ridicules les uns que les autres.

En rentrant à Cafaggiolo, je trouvai dans la chambre de la Checchina une belle villageoise que je reconnus aussitôt pour la sœur de lait de la Grimani. « Voilà, me dit la Checchina, qui l’avait fait asseoir sans façon sur le pied de son lit, une belle enfant qui ne veut parler qu’à toi, Lélio. Je l’ai prise sous ma protection, parce que la vieille Cattina voulait la renvoyer insolemment. Moi, j’ai bien vu à son petit air modeste que c’est une honnête fille, et je ne lui ai pas fait de questions indiscrètes. N’est-ce pas, ma pauvre brunette ? Allons, ne soyez pas honteuse, et passez dans le salon avec M. Lélio. Je ne suis pas curieuse, allez ; j’ai autre chose à faire qu’à tourmenter mes amis.

— Venez, ma chère enfant, dis-je à la soubrette, et ne craignez rien ; vous n’avez affaire ici qu’à d’honnêtes gens »

La pauvre fille restait debout, éperdue, et triste à faire pitié. Bien qu’elle eût eu le courage de cacher jusque-là le motif de sa visite, elle tirait de sa poche et montrait à demi, dans son trouble, un billet qu’elle y enfonçait de nouveau, partagée entre le soin de son honneur et celui de l’honneur de sa maîtresse. « Oh ! mon Dieu ! dit-elle enfin d’une voix tremblante, si madame allait croire que je viens ici dans de mauvaises intentions !… — Moi, je ne crois rien du tout, ma pauvrette, s’écria la bonne Checchina en ouvrant un livre et en lisant à travers d’un lorgnon, bien qu’elle eût une vue excellente, car elle croyait qu’il était de bon air d’avoir les yeux faibles. — C’est que madame a l’air si bon, et m’a reçue avec tant de confiance, reprit la jeune fille. — Votre air inspire cette confiance à tout le monde, repartit la cantatrice, et si je suis bonne avec vous, c’est que vous le méritez. Allez, allez, je ne suis pas indiscrète, contez vos affaires à M. Lélio, cela ne me fâchera pas le moins du monde. Allons, Lélio, emmène-la donc ! Pauvre petite ! elle se croit perdue. Va, mon enfant, les comédiens sont d’aussi braves gens que les autres, sois-en sûre. »

La jeune fille fit une profonde révérence et me suivit dans le salon. Son cœur battait à briser le lacet de son corsage de velours vert, et ses joues étaient écarlates comme sa jupe. Elle se hâta de tirer la lettre de sa poche, et, en me la remettant, elle recula de trois pas, tant elle craignait que je ne fusse aussi insolent avec elle que la première fois. Je la rassurai par le calme de mon maintien, et lui demandai si elle avait quelque chose de plus à me dire. « Il faut que j’attende la réponse, me dit-elle d’un air d’angoisse. — Eh bien, lui dis-je, allez l’attendre dans l’appartement de madame. » Et je la reconduisis auprès de la Checchina. « Cette brave fille, lui dis-je, veut entrer au service d’une dame de Florence que je connais particulièrement, et elle vient me demander une lettre de recummandation. Pendant que je vais l’écrire, voulez-vous permettre qu’elle reste près de vous ? — Oui, oui, certes ! » dit la Checchina en lui faisant signe de s’asseoir, et en lui souriant d’un air de protection amicale. Cette douceur et cette simplicité de manières envers les gens de son ancienne condition étaient au nombre des belles qualités de la Chioggiote. En même temps qu’elle minaudait les allures de la grande dame, elle conservait la bonté brusque et naïve de la batelière. Ses manières, souvent ridicules, étaient toujours bienveillantes ; et, si elle aimait à trôner dans un lit de satin garni de dentelles devant cette pauvre villageoise, elle n’en avait pas moins dans le cœur et sur les lèvres de tendres encouragements pour son humilité.

La lettre de la signora était conçue en ces termes :

« Trois jours sans revenir ! Ou vous n’avez guère d’esprit, ou vous n’avez guère d’envie de me revoir. Est-ce donc à moi de trouver le moyen de continuer nos amicales relations ? Si vous ne l’avez pas cherché, vous êtes un sot ; si vous ne l’avez pas trouvé, vous êtes ce que vous m’accusez d’être. La preuve que je ne suis ne superba, ne stupida, c’est que je vous donne un rendez vous. Demain matin dimanche, je serai à la messe de huit heures à Florence, à Santa-Maria del Sasso. Ma tante est malade ; Lila, ma sœur de lait, doit seule m’accompagner. Si le domestique et le cocher vous remarquent ou vous interrogent, donnez-leur de l’argent, ce sont des coquins. Adieu, à demain. »

Répondre, promettre, jurer, remercier, et remettre à la belle Lila le plus ampoulé des billets d’amour, ce fut l’affaire de peu d’instants. Mais quand je voulus glisser une pièce d’or dans la main de la messagère, j’en fus empêché par un regard plein de tristesse et de dignité. Elle avait cédé par dévouement à la fantaisie de sa maîtresse ; mais il était évident que sa conscience lui reprochait cet acte de faiblesse, et que lui en offrir le paiement, c’eût été la châtier et l’humilier cruellement. Je me reprochais beaucoup en cet instant le baiser que j’avais osé lui dérober pour railler sa maîtresse, et j’essayai de réparer ma faute en la reconduisant jusqu’au bout du jardin avec autant de respect et de courtoisie que j’en eusse témoigné à une grande dame.

Je fus très-agité tout le reste du jour. La Checchina s’aperçut de ma préoccupation. « Voyons, Lélio, me dit-elle à la fin du souper que nous prenions tête à tête sur une jolie petite terrasse ombragée de pampres et de jasmins : je vois que tu es tourmenté : pourquoi ne m’ouvres-tu pas ton cœur ? Ai-je jamais trahi un secret ? Ne suis-je pas digne de ta confiance ? Ai-je mérité qu’elle me fût retirée ? — Non, ma bonne Checchina, lui répondis-je, je rends justice à ta discrétion (et il est certain que la Checchina eût gardé, comme Porcia, les confidences de Brutus) ; mais, ajoutai-je, si tous mes secrets t’appartiennent, il en est d’autres… — Je sais ce que tu vas me dire, dit-elle avec vivacité. Il en est d’autres qui ne sont pas à toi seul et dont tu n’as pas le droit de disposer ; mais si, malgré toi, je les devine, dois-tu pousser le scrupule jusqu’à nier inutilement ce que je sais aussi bien que toi ? Allons, ami, j’ai fort bien compris la visite de cette belle fille ; j’ai vu sa main dans sa poche, et, avant qu’elle m’eût dit bonjour, je savais qu’elle apportait une lettre. À l’air timide et chagrin de cette pauvre Iris (la Checchina aimait beaucoup les comparaisons mythologiques depuis qu’elle épelait l’Aminta di Tasso et l’Adone del Guarini), j’ai bien compris qu’il y avait là une véritable histoire de roman, une grande dame craignant le monde ou une petite fille risquant son établissement futur avec quelque honnête bourgeois. Ce qu’il y a de certain, c’est que tu as fait une de ces conquêtes dont vous autres hommes êtes si fiers, parce qu’elles passent pour difficiles et demandent beaucoup de cachotteries. Tu vois que j’ai deviné ? » Je répondis par un sourire. « Je ne t’en demande pas davantage, reprit-elle ; je sais que tu ne dois trahir ni le nom, ni la demeure, ni la condition de la personne ; d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Mais je puis te demander si tu es enchanté ou désespéré, et tu dois me dire si je puis te servir à quelque chose.