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LA DERNIÈRE ALDINI.

La nuit suivante, je retournai au rendez-vous. Je trouvai la signora exaltée et joyeuse, ainsi que la veille ; mais je restai quelque temps sombre et taciturne. Elle me plaisanta d’abord sur ma mine de carbonaro et me demanda en riant si je songeais à détrôner le pape, ou à reconstruire l’empire romain. Puis, voyant que je ne répondais pas, elle me regarda fixement ; et, me prenant la main : « Vous êtes triste, Lélio. Qu’avez-vous ? »

Je lui ouvris alors mon cœur, et lui dis que la passion que je nourrissais pour elle était un malheur pour moi.

« Un malheur et pourquoi ?

— Je vais vous le dire, signora. Vous êtes l’héritière d’une noble et illustre famille. Vous avez été nourrie dans le respect de vos aïeux et dans la pensée qu’on ne vaut que par l’ancienneté et l’éclat de sa race. Je suis un pauvre diable sans passé, un homme de rien, qui me suis fait moi-même le peu que je suis. Pourtant, je crois qu’un homme en vaut un autre, et ne m’estime l’inférieur de personne. Or, il est évident que vous ne m’épouseriez pas. Tout vous le défendrait, vos idées, vos habitudes, votre position. Vous qui avez refusé des patriciens, parce qu’ils n’étaient pas d’assez bonne maison, vous pourriez ou voudriez moins que toute autre vous abaisser jusqu’à un misérable comédien comme moi. De princesse à histrion il y a loin, signora. Je ne puis donc pas être votre mari. Que me reste-t-il ? La perspective d’un amour partagé, mais malheureux, s’il n’était jamais satisfait, ou l’espoir d’être plus ou moins longtemps votre amant. Je ne puis accepter ni l’un ni l’autre, signora. Vivre en face l’un de l’autre, pleins d’une passion toujours ardente et jamais assouvie, s’aimer avec crainte et réserve, et se défier de soi-même autant que de l’objet aimé, c’est se soumettre volontairement à une souffrance insupportable, parce qu’elle n’a ni sens, ni espoir, ni but. Quant à vous posséder comme amant, quand je le pourrais, je ne le voudrais pas. Trop d’inquiétudes assiégeraient mon bonheur pour qu’il pût être complet. D’un côté, j’aurais toujours peur de vous compromettre ; je ne dormirais pas avec la crainte de devenir pour vous la cause d’un grand chagrin ou d’une ruine complète ; le jour je passerais des heures à rechercher tous les accidents qui pourraient amener votre malheur et par conséquent le mien, et la nuit je perdrais le temps de nos rendez-vous à trembler au bruit d’une feuille emportée par le vent, ou au cri d’un oiseau de nuit. Que sais-je ? tout me serait un épouvantail. Et pourquoi jeter ainsi ma vie en proie à mille vains fantômes ? pour un amour dont je ne pourrais jamais prévoir la durée, et qui ne compenserait pas les incertitudes de la journée par la sécurité du lendemain ; car tôt ou tard, il faut bien le dire, signora, vous vous marieriez. Et ce serait avec un autre, ce serait avec un homme noble et riche comme vous. Cela vous coûterait, je le sais ; je sais que votre âme est généreuse et sincère ; vous éprouveriez un vif désir de me rester fidèle, et votre cœur se révolterait à la pensée de prononcer un mot qui dût tuer, sinon ma vie, au moins tout mon bonheur. Mais les continuelles obsessions de votre famille, l’obligation même de veiller à votre réputation, tout vous pousserait malgré vous à prendre ce parti. Vous lutteriez longtemps peut-être et fortement ; mais vous souffririez d’autant plus. Votre affection pour moi serait toujours douce et tendre, mais moins expansive : et moi, qui verrais vos chagrins, et qui ne suis pas homme à accepter de longs et pénibles sacrifices sans les rendre, je vous forcerais moi-même, en m’éloignant, à ce mariage devenu nécessaire, aimant mieux vouer ma destinée tout entière à la douleur que de changer la vôtre par une lâcheté. Voilà, signora, ce que j’avais à vous dire, et vous devez comprendre maintenant pourquoi je crains que cet amour ne soit un malheur pour moi. »

Elle m’avait écouté dans le calme le plus parfait et le plus grand silence. Quand j’eus fini de parler, elle ne changea rien à son attitude. Seulement, comme je l’observais attentivement, je crus remarquer sur son visage l’expression d’une profonde incertitude. Je me dis alors que je ne m’étais pas trompé, que cette jeune fille était faible et vaine comme toutes les autres ; qu’elle avait seulement la bonne foi de le reconnaître dès qu’on le lui disait, et qu’elle aurait probablement celle de me l’avouer de même. Je lui gardai donc mon estime ; mais je sentis mon enthousiasme s’évanouir en un instant. Je me félicitais de ma clairvoyance et de ma résolution, quand je vis la signora se lever brusquement et s’éloigner de moi sans rien dire. Je n’étais pas préparé à ce coup, et je fus saisi d’une surprise douloureuse.

« Quoi ! sans un seul mot ! m’écriai-je. Me quitter, et pour jamais peut-être, sans m’adresser une parole de regret ou de consolation !

— Adieu ! me dit-elle en se retournant. De regret, je n’en puis avoir ; et de consolation, c’est moi qui en ai besoin. Vous ne m’avez pas comprise ; vous ne m’aimez pas.

— Moi !

— Et qui me comprendra, ajouta-t-elle en s’arrêtant, si vous ne me comprenez pas ? Et qui m’aimera, si vous ne m’aimez pas ? »

Elle secoua tristement la tête, puis croisa les bras sur sa poitrine en fixant les yeux à terre. Elle était à la fois si belle et si désolée, que j’eus une folle envie de me précipiter à ses pieds, et qu’une crainte vague de l’irriter m’en empêcha au même instant. Je restai immobile et silencieux, les regards attachés sur elle, attendant avec anxiété ce qu’elle allait faire ou dire. Au bout de quelques secondes, elle vint à moi lentement et d’un air recueilli, et, s’appuyant en face de moi contre le piédestal de la statue, elle me dit :

« Ainsi, vous m’avez crue lâche et vaniteuse ; vous avez cru que je pourrais donner mon amour à un homme et accepter le sien, sans lui donner en même temps toute ma vie. Vous avez pensé que je resterais près de vous tant que le vent serait propice, et que je m’éloignerais dès qu’il deviendrait contraire. Comment cela se fait-il ? Cependant vous êtes ferme et loyal, et vous ne commencez, j’en suis sûre, une action sérieuse que quand vous êtes résolu à la continuer jusqu’au bout. Pourquoi donc ne voulez-vous pas que je puisse faire ce que vous faites, et n’avez-vous pas de moi la bonne opinion que j’ai de vous ? Ou vous méprisez bien les femmes, ou vous vous êtes laissé bien tromper par mon étourderie. Je suis souvent folle, je le sais ; mais c’est peut-être un peu la faute de mon âge, et cela ne m’empêche pas d’être ferme et loyale. Du jour où j’ai senti que je vous aimais, Lélio, j’ai été résolue à vous épouser. Cela vous étonne. Vous vous rappelez non-seulement les pensées que j’ai dû avoir dans ma position, mais encore mes actions et mes paroles passées. Vous songez à tous ces patriciens que j’ai refusé d’épouser, parce qu’ils n’étaient pas assez nobles. Hélas ! mon pauvre ami, je suis esclave de mon public, comme vous vous plaignez quelquefois de l’être du vôtre, et je suis obligée de jouer devant lui mon rôle jusqu’à ce que je trouve l’occasion de m’échapper de la scène. Mais, sous mon masque, j’ai gardé une âme libre, et, depuis que je possède ma raison, je suis résolue à ne me marier que selon mon coeur. Cependant, pour éloigner tous ces fades et impertinents patriciens dont vous me parlez, il me fallait un prétexte ; j’en cherchai un dans les préjugés même qui étaient communs à mes prétendants et à ma famille, et, blessant à la fois l’orgueil des uns et flattant celui des autres, je me prévalus de l’antiquité de ma race pour refuser la main d’hommes qui, tout nobles qu’ils étaient, ne se trouvaient pas encore, disais-je, assez nobles pour moi. Je réussis de la sorte à écarter tous ces importuns sans mécontenter ma famille ; car elle avait beau traiter mes refus de caprices d’enfant, et faire à ces poursuivants rebutés des excuses sur l’exagération de mon orgueil, elle n’en était pas moins, au fond, enchantée de ma fierté. Pendant un certain temps, je gagnai à cette conduite une plus grande liberté. Mais enfin le prince Grimani, mon beau-père, me dit qu’il était temps de prendre un parti, et me présenta son neveu, le comte Ettore, comme l’époux qu’il me destinait. Ce nouveau fiancé me déplut comme les autres, plus encore peut-être ; car l’excès de sa sottise m’amena bientôt à le mépriser complétement ; ce que voyant le prince, et pensant que ma mère, qui est excellente et m’aime de toute son âme,