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LE PICCININO.

les pieds. Deux ou trois fois, il n’eut pas le courage d’aller passer la nuit jusqu’au faubourg de Catane, où sa maison était pourtant une des premières sur le chemin de la villa, et il consentit à ce que son père lui fit donner un lit dans le palais. Lorsqu’il se retrouvait dans la misérable demeure où Mila fleurissait comme une rose sous un châssis, il ne voyait et ne comprenait rien à ce qui se passait dans son intérieur. Il se bornait à embrasser sa sœur, à lui dire qu’il était heureux de la voir, et il n’avait pas le temps de l’examiner et de causer avec elle.

Enfin, la veille de la fête se trouva un dimanche. Il n’y avait plus qu’un dernier coup d’œil et de main à donner aux travaux ; la journée du lundi devait suffire, et, d’ailleurs, dans ce pays de dévotion ardente, il ne faut pas songer à l’art le jour du repos.

Michel ne s’intéressait à rien qu’à ses toiles, et son père fut forcé d’insister beaucoup pour qu’il allât prendre l’air. Il se décida enfin à faire un peu de toilette et à parcourir la ville après avoir mené Mila aux offices du soir. Il prit vite connaissance des églises, des places et des édifices principaux. Enfin son père le présenta à quelques-uns de ses amis et de ses parents, qui lui firent bon accueil, et avec lesquels il s’efforça d’être aimable. Mais la différence de ce milieu avec celui qu’il avait fréquenté à Rome le rendit triste malgré lui, et il se retira de bonne heure, aspirant au lendemain ; car, en présence de son ouvrage et sous le prestige de la belle résidence, où il travaillait, il oubliait qu’il était peuple pour se souvenir seulement qu’il était artiste.

Enfin arriva ce jour d’espoir et de crainte où Michel devait voir son œuvre applaudie ou raillée par l’élite de la société sicilienne.

VI.

L’ESCALIER.

« Eh quoi ! pas plus avancés que cela ? s’écriait avec désespoir le majordome, en se précipitant au milieu des ouvriers. Mais à quoi songez-vous, grand Dieu ? Sept heures vont sonner ; à huit, les voitures arriveront, et la moitié de cette salle n’est pas encore tendue ! »

Comme cette admonestation ne s’adressait à personne en particulier, personne n’y répondit, et les ouvriers continuèrent à se hâter plus ou moins, chacun dans la mesure de ses forces et de son habileté.

― Place, place aux fleurs ! cria l’ordonnateur de cette partie notable de l’établissement du palais. Échelonnez ici cent caisses de camélias, le long des gradins.

― Et comment voulez-vous placer les caisses de fleurs avant que les tapis soient posés ? demanda maître Barbagallo avec un profond soupir.

― Et où voulez-vous que je dépose mes caisses et mes vases ? reprit le maître jardinier. Pourquoi vos tapissiers n’ont-ils pas fini ?

― Ah ! voilà ! pourquoi n’ont-ils pas fini ! dit l’autre avec l’accent d’une indignation profonde.

― Place ! place pour mes échelles, cria une autre voix ; on veut que tout soit éclairé à huit heures précises, et j’en ai encore pour longtemps à allumer tant de lustres. Place ! place, s’il vous plaît !

― Messieurs les peintres, enlevez vos échelles, crièrent à leur tour les tapissiers, nous ne pouvons rien faire tant que vous serez là.

― C’est une confusion, c’est une cohue, c’est une seconde tour de Babel, murmura le majordome en s’essuyant le front. J’ai eu beau faire pour que chaque chose se fît à son heure et en son lieu ; j’ai averti chacun plus de cent fois, et voici que vous êtes tous pêle-mêle, vous disputant la place, vous gênant, et n’avançant à rien C’est désolant ! c’est révoltant !

― À qui la faute ? dit l’homme aux fleurs. Puis-je poser mes guirlandes sur des murailles nues, et mes vases sur des planches brutes ?

― Et moi, puis-je grimper aux plafonds, dit l’homme aux bougies, si on soulève mes échelles pour étendre les tapis ? Prenez-vous mes ouvriers pour des chauves-souris, et voulez-vous que je fasse casser le cou à trente bons garçons ?

― Comment voulez-vous que mes ouvriers tendent leurs tapis, dit à son tour le maître tapissier, si les échelles des peintres décorateurs ne sont pas enlevées ?

― Et comment voulez-vous que nos échelles soient emportées si nous sommes encore dessus ? cria un des peintres.

― Toute la faute est à vous, messieurs les barbouilleurs, s’écria le majordome exaspéré ; ou plutôt c’est votre maître qui est le seul coupable, ajouta-t-il en voyant le jeune homme auquel il s’adressait, rouler des yeux terribles à cette épithète de barbouilleur. C’est ce vieux fou de Pier-Angelo, qui n’est même pas là, je parie, pour vous diriger. Où sera-t-il ? Au plus prochain cabaret, je gage ! »

Une voix, encore pleine et sonore, qui partait de la coupole, fit entendre le refrain d’une antique chanson, et, en levant les yeux, l’intendant courroucé vit briller la tête-chauve et luisante du peintre décorateur en chef. Évidemment, le vieillard narguait l’intendant, et, maître du terrain, il voulait mettre complaisamment la dernière main à son ouvrage.

― Pier-Angelo, mon ami, dit l’autre, vous vous moquez de nous ! C’est trop fort. Vous vous conduisez comme un vieux enfant gâté que vous êtes ; mais nous finirons par nous fâcher. Ce n’est point le moment de rire et de chanter vos vers bachiques. »

Pier-Angelo ne daigna pas répondre ; il se contenta de lever l’épaule, tout en parlant avec son fils, placé encore plus haut que lui, et activement occupé à mettre des tons à la robe d’une danseuse d’Herculanum, nageant dans un ciel de toile bleue.

― C’est bien assez de figures, c’est bien assez de teintes et de plis ! s’écria encore l’intendant hors de lui. Qui diable ira regarder là haut, s’il manque quelque chose à vos divinités perdues dans la voûte céleste ? L’ensemble y est, c’est tout ce qu’il faut. Allons, descendez, vieux sournois, ou je secoue l’échelle où vous perchez.

― Si vous touchez à l’échelle de mon père, dit le jeune Michel d’une voix retentissante, je vous écrase avec ce lustre. Pas de plaisanteries de ce genre, monsieur Barbagallo, ou vous vous en repentirez.

― Laisse-le donc dire, et continue ton ouvrage, dit alors, d’un ton calme, le vieux Pierre. La dispute prend du temps, ne t’amuse pas à de vaines paroles.

― Descendez, mon père, descendez, reprit le jeune homme. Je crains que, dans cette confusion, on ne vous fasse tomber ; moi, j’ai fini dans un instant. Descendez, je vous en prie, si vous voulez que je garde ma présence d’esprit. »

Pier-Angelo descendit lentement, non pas qu’il eût perdu, à soixante ans, la force et l’agilité de la jeunesse, mais afin de faire paraître moins long le temps que son fils voulait encore donner à son œuvre.

― Quelle niaiserie, quelle puérilité, disait le majordome, en s’adressant au vieux peintre ; pour des toiles volantes qui seront demain roulées dans un grenier et qu’il faudra couvrir d’autres sujets à la première fête, vous vous appliquez comme s’il s’agissait de les envoyer dans un musée ! Qui vous en saura gré ? Qui y fera la moindre attention ?

― Pas vous, on le sait de reste, répondit le jeune peintre, d’un ton méprisant, du haut de son échelle.

― Tais-toi, Michel, et va ton train, lui dit son père. Chacun met son amour-propre où il peut se prendre, ajouta-t-il en regardant l’intendant. Il y en a qui mettent le leur à se faire honneur de toutes nos peines ! Allons ! les tapissiers peuvent commencer. Donnez-moi un marteau et des clous, vous autres ! puisque je vous ai retardés, il est juste que je vous aide.

― Toujours bon camarade ! dit un des ouvriers tapissiers, en présentant les outils au vieux peintre. Allons, maître Pier-Angelo, que les arts et les métiers se don-