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LA DERNIÈRE ALDINI.

que vous avez de m’accueillir. Je me nomme Barbara Tempest, et suis fille d’un lord établi depuis peu à Florence. Mes parents me font apprendre la musique, et j’ai déjà quelque talent ; mais j’avais une très-excellente institutrice qui est partie pour Milan, et mes parents veulent me donner pour maître de chant cet insipide Tosani, qui me dégoûtera à jamais de l’art avec sa vieille méthode et ses cadences ridicules. J’ai ouï dire que le signor Lélio (que j’ai entendu chanter plusieurs fois à Naples) allait venir dans ce pays, et qu’il avait loué pour la saison cette maison, dont je connais le propriétaire. J’ai un désir irrésistible de recevoir des leçons de ce chanteur célèbre, et j’en ai fait la demande à mes parents, qui me l’ont accordée ; mais ils en ont parlé à plusieurs personnes, et il leur a été dit que le signor Lélio était d’un caractère très-fier et un peu bizarre, qu’en outre il était affilié à ce qu’on appelle, je crois, la charbonnerie, c’est-à-dire qu’il a fait serment d’exterminer tous les riches et tous les nobles, et qu’en attendant il les déteste. Il ne laisse échapper, a-t-on dit à mon père, aucune occasion de leur témoigner son aversion, et, quand par hasard il consent à leur rendre quelque service, à chanter dans leurs soirées ou à donner des leçons dans leurs familles, c’est après s’être fait prier dans les termes les plus humbles. Si on lui prouve, par des instances très-grandes, combien on estime son talent, et sa personne, il cède et redevient fort aimable ; mais si on le traite comme un artiste ordinaire, il refuse sèchement et n’épargne pas les moqueries. Voilà, Madame, ce qu’on a dit à mes parents, et voilà ce qu’ils redoutent ; car ils tirent un peu vanité de leur nom et de leur position dans le monde. Quant à moi, je n’ai aucun préjugé, et j’ai une admiration si vive pour le talent, que rien ne me coûterait pour obtenir de M. Lélio la faveur d’être son élève.

« Je me suis dit bien souvent que si j’étais à même de lui parler, certainement il ferait droit à ma requête. Mais, outre que je n’aurai peut-être pas l’occasion de le rencontrer, il ne serait pas convenable qu’une jeune personne s’adressât ainsi à un jeune homme. Je pensais à cela précisément ce matin en me promenant à cheval. Vous savez, Madame, que dans mon pays les demoiselles sortent seules, et vont à la promenade accompagnées de leur domestique. Je sors donc de grand matin alin d’éviter la chaleur du jour, qui nous paraît bien terrible à nous autres gens du Nord. Comme je passais devant cette jolie maison, j’ai demandé à un paysan à qui elle appartenait. Quand j’ai su qu’elle était à M. le comte Nasi, qui est l’ami de ma famille, sachant précisément qu’il l’avait louée à M. Lélio, j’ai demandé si ce dernier était arrivé. « Pas encore, m’a-t-on répondu ; mais sa femme est venue d’avance pour préparer son établissement de campagne ; c’est une dame très-belle et très-bonne. » Alors, Madame, il m’est venu en tête l’idée d’entrer chez vous et de vous intéresser à mon désir, afin que vous m’accordiez votre protection toute-puissante auprès de votre mari, et qu’il veuille bien accéder à la demande de mes parents, lorsqu’ils la lui adresseront. Puis-je vous demander aussi, Madame, de vouloir bien garder mon petit secret, et de prier M. Lélio de le garder également ? car ma famille me blâmerait beaucoup de cette démarche, qui n’a pourtant rien que de très-innocent comme vous le voyez. »

Elle avait débité ce discours avec une volubilité si britannique ; en saccadant ses mots, en traînant sur les syllabes brèves et en étranglant les longues, elle faisait de si plaisants anglicismes, que je ne songeai plus à voir Alezia dans cette jeune lady, à la fois prude et téméraire. La Checchina, de son côté, ne songea plus qu’à se divertir de son étrangeté. Moi, qui n’étais guère en train de prendre plaisir à ce jeu, je me serais volontiers retiré ; mais le moindre bruit eût trahi ma présence et jeté l’épouvante dans le cœur ingénu de miss Barbara.

« En vérité, miss, répondit la Checchina en cachant une forte envie de rire derrière un flacon d’essence de rose, votre demande est fort embarrassante, et je ne sais comment y répondre. Je vous avouerai que je n’ai pas sur M. Lélio l’empire que vous voulez bien m’attribuer…

— Ne seriez-vous pas sa femme ? dit la jeune Anglaise avec candeur.

— Oh ! miss, s’écria la Checchina en prenant un air de prude du plus mauvais ton, une jeune personne avoir de telles idées ! Fi donc ! Est-ce qu’en Angleterre l’usage permet aux demoiselles de faire de pareilles suppositions ? »

La pauvre Barbara fut tout à fait troublée.

« Je ne sais pas si ma question était offensante, dit-elle d’un ton ému mais plein de résolution ; il est certain que ce n’était pas mon intention. Vous pourriez n’être pas la femme de M. Lélio et vivre avec lui sans crime. Vous pourriez être sa sœur… Voilà tout ce que j’ai voulu dire, Madame.

— Et ne pourrais-je pas aussi bien, dit Checca, n’être ni sa femme, ni sa sœur, ni sa maîtresse, mais demeurer ici chez moi ? Ne puis-je pas aussi bien être la comtesse Nasi ?

— Oh ! Madame, répliqua ingénument Barbara, je sais bien que M. Nasi n’est pas marié.

— Il peut l’être en secret, miss.

— Ce serait donc bien récemment ; car il m’a demandée en mariage il n’y a pas plus de quinze jours.

— Ah c’est vous, Mademoiselle ? » s’écria la Checchina avec un geste tragique qui fit tomber son éventail. Il y eut un moment de silence. Puis la jeune miss, voulant absolument le rompre, sembla faire un grand effort sur elle-même, quitta sa chaise et ramassa l’éventail de la prima donna. Elle le lui présenta avec une grâce charmante, et lui dit d’un ton caressant, que rendait plus naïf encore son accent étranger :

« Vous aurez la bonté, n’est-ce pas, Madame, de parler de moi à monsieur votre frère ?

— Vous voulez dire mon mari ? » répondit Checchina en recevant son éventail d’un air moqueur et en toisant la jeune Anglaise avec une curiosité malveillante. L’Anglaise retomba sur sa chaise comme si elle eût été frappée à mort ; et la Checchina, qui détestait les femmes du monde et prenait une joie féroce à les écraser quand elle se trouvait en rivalité avec elles, ajouta en se pavanant d’un air distrait dans la glace placée au-dessus de l’ottomane :

« Écoutez, chère miss Barbara. Je vous veux du bien ; car vous me paraissez charmante. Mais il faut que vous me disiez toute la vérité : je crains que ce ne soit pas l’amour de l’art qui vous amène ici, mais bien une sorte d’inclination pour Lélio. Il a inspiré sans le vouloir beaucoup de passions romanesques dans sa vie, et je connais plus de dix pensionnaires qui en sont folles.

— Rassurez-vous, Madame, répondit l’Anglaise avec un accent italien qui me fit tressaillir, je ne saurais avoir la moindre inclination pour un homme marié ; et quand je suis entrée dans cette maison, je savais que vous étiez la femme de M. Lélio. »

La Checchina fut un peu déconcertée du ton ferme et dédaigneux de cette réponse ; mais, résolue de la pousser à bout et redoublant d’impertinence, elle se remit bientôt et lui dit avec un sourire étudié :

« Chère Barbara, vous me rassurez, et je vous crois l’âme trop noble pour vouloir m’enlever le cœur de Lélio ; mais je ne puis vous cacher que j’ai une misérable faiblesse. Je suis d’une jalousie effrénée, tout me porte ombrage. Vous êtes peut-être plus belle que moi, et je le crains si j’en juge par le joli pied que j’aperçois et par les grands yeux que je devine. Vous serez indifférente pour Lélio, puisqu’il m’appartient ; vous êtes fière et généreuse, mais Lélio peut devenir amoureux de vous : vous ne seriez pas la première qui lui aurait tourné la tête. C’est un volage ; il s’enflamme pour toutes les belles femmes qu’il rencontre. Chère signora Barbara, ayez donc la complaisance de relever votre voile, afin que je voie ce que j’ai à craindre, et, pour parler à la française, si je puis exposer Lélio au feu de vos batteries. »

L’Anglaise fit un geste de dégoût, puis sembla hésiter ; et, se levant enfin de toute sa hauteur, elle répondit en commençant à détacher son voile :

« Regardez-moi Madame, et rappelez-vous bien mes