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LE POËME DE MYRZA.

Ces différents avis excitèrent dans l’esprit des hommes une douloureuse inquiétude. Les uns pensaient qu’en effet la partie physique était incomplète chez eux ; les autres répondaient que l’immortalité, l’absence de maladie et de caducité, étaient des compensations suffisantes à cette absence de sexe.

Et, en effet, rien n’était plus suave et plus paisible en ce temps-là que le sort de l’homme. N’éprouvant que des besoins immédiatement satisfaits par la fécondité de la terre et la liberté commune, la faim, la soif et le sommeil étaient pour lui une source de jouissance douce et jamais de douleur. La privation était inconnue ; aucun despotisme social n’imposait les corvées et la fatigue ; il n’y avait ni larmes, ni jalousies, ni injustices, ni violences. Rien n’était un sujet de rivalité ou de contestation. L’abondance régnait avec l’amitié et la bienveillance.

Mais cette secrète inquiétude, qui est la cause de toutes les grandeurs et de toutes les misères de l’esprit, tourmentait presque également ceux qui désiraient un changement dans leur sort et ceux qui le redoutaient.

Alors les hommes firent de grandes prières dans les temples, et ils invoquèrent Dieu afin qu’il daignât se manifester.

Mais l’Éternel garda le silence ; car il veut que les hommes et les anges soient librement placés entre l’erreur et la vérité. Autrement l’ange et l’homme seraient Dieu.

III.

Mais comme le cœur de l’homme était humble et doux en ce temps-là, la sagesse éternelle fut touchée ; car les hommes ne disaient pas : — Il nous faut cela, fais-le ; mais ils disaient : — Tu sais ce qui nous convient, sois béni ; — et ils souffraient sans blasphémer.

La Sagesse, la Miséricorde et la Nécessité, les trois essences infinies du Dieu vivant, tinrent conseil dans le sein de l’Éternel ; et comme il fallait que l’homme connût l’amour ou la mort, la matière ne pouvant s’augmenter indéfiniment, l’Esprit saint dit par la bouche de la Sagesse :

« Livrons l’homme aux chances de sa destinée ; que sa vie sur la terre soit éphémère et douloureuse, qu’il connaisse le bien et le mal, et qu’entre les deux il soit libre de choisir. »

Alors le Verbe de miséricorde ajouta : « Que dans la douleur il ait pour remède l’espérance, et dans le bonheur pour loi la charité. »

Jehovah envoya donc ses anges sur la terre en leur disant : « Qu’il soit fait à chaque homme selon son désir. »

Et l’ange étant entré la nuit dans la demeure des hommes, et au nom de l’Éternel ayant interrogé leurs pensées, il n’en trouva qu’un seul qui désirât l’amour au point d’accepter la mort sans crainte. C’était un de ceux qui n’avaient jamais rien demandé au Seigneur. Il vivait retiré sur une montagne, occupé le soir à contempler les étoiles, et le jour à nourrir les chevrettes et les chamois. C’était une âme forte et un des plus beaux parmi les anges terrestres.

L’ange du sommeil l’appela, et lui dit comme aux autres hommes : — Fils de Dieu, demandes-tu la fille de Dieu ? Et cet homme, au lieu de répondre en frissonnant comme les autres : Que la volonté de Dieu soit faite, s’écria, en se soulevant sur sa couche : — Où est la fille de Dieu ? L’ange lui répondit : — Sors de ta demeure, tu la trouveras au bord de la source, elle vient vers toi, elle vient du sein de Dieu.

Alors l’ange disparut, et l’homme, s’étant levé plein de surprise, se sentit accablé d’une grande tristesse ; car il pensa que c’était un vain songe, et que la fille de Dieu n’était pas au bord de la source.

Cependant il se leva et sortit de sa demeure, et il trouva la fille de Dieu qui marchait vers lui, mais qui, le voyant venir, s’arrêta tremblante au bord de la source.

Et comme la source était sombre, et qu’il distinguait à peine une forme vague il lui dit : — Êtes-vous la fille de Dieu ? — Oui, répondit-elle, et je cherche le fils de Dieu.

— Je suis le fils de Dieu, reprit l’homme, vous êtes ma sœur et mon amour. Que venez-vous m’annoncer de la part de Dieu ?

— Rien, répondit la femme, car Dieu ne m’a rien enseigné, et je ne sais pourquoi il m’envoie. Il y a un instant que j’existe ; j’ai entendu une voix qui m’a dit : « Fille de Dieu, va sur la terre, et tu trouveras le fils de Dieu qui t’attend. » J’ai reconnu que c’était la voix de l’Éternel, et je suis venue.

L’homme lui dit : — Suis-moi, car tu es le don de Dieu et tout ce qui m’appartient t’appartient.

Il marcha devant elle, et elle le suivit jusqu’à la porte de sa demeure, qui était faite de bois de cèdre et recouverte d’écorce de palmier. Il y avait un lit de mousse fraîche ; l’homme cueillit les fleurs d’un rosier qui tapissait le seuil, et, les effeuillant sur sa couche, il y fit asseoir la femme en lui disant : — L’Éternel soit béni.

Et, allumant une torche de mélèze, il la regarda, et la trouva si belle qu’il pleura, et il ne sut quelle rosée tombait de ses yeux, car jusque-là l’homme n’avait jamais pleuré.

Et l’homme connut la femme dans les pleurs et dans la joie.

Quand l’étoile du matin vint à pâlir sur la mer, l’homme s’éveilla, il ne faisait pas encore jour dans sa demeure. Se souvenant de ce qui lui était arrivé, il n’osait point tâter sa couche, car il craignait d’avoir fait un rêve, et il attendit le jour, désirant et redoutant ce qu’il attendait.

Mais la femme, qui s’était éveillée, lui parla, et sa voix fut plus douce à l’homme que celle de l’alouette qui venait chanter sur sa fenêtre au lever de l’aube.

Mais aussitôt il se mit à verser des pleurs d’amertume et de désolation.

Ce que voyant, elle pleura aussi et lui dit : — Pourquoi pleures-tu ?

— C’est, dit l’homme, que je t’ai, et que bientôt je ne t’aurai plus, car il faut que je meure ; c’est à ce prix que je t’ai reçue de l’Éternel. Avant de te voir, je ne m’inquiétais pas de mourir ; la faiblesse et la peur sont entrées en moi avec l’amour. Car tu vaux mieux que la vie, et pourtant je te perdrai avec elle.

La femme cessa de pleurer, et, avec un sourire qui fit passer dans le cœur de l’homme une espérance inconnue, elle lui dit : — Si tu dois mourir, je mourrai aussi, et j’aime mieux un seul jour avec toi que l’éternité sans toi.

Cette parole de la femme endormit la douleur de l’homme. Il courut chercher des fruits et du lait pour la nourrir, et des fleurs pour la parer. Et, dans le jour, quand il se remit au travail, il planta de nouveaux arbres fruitiers, en songeant au surcroît de besoins que la présence d’un nouvel être apportait dans sa retraite, sans songer qu’un arbre serait moins prompt à grandir que lui et la femme à mourir.

Cependant le souci avait pénétré chez lui avec la femme. La pensée de la mort empoisonnait toutes ses joies. Il priait Dieu avec plus de crainte que d’amour ; les moindres bruits de la nuit l’effrayaient et, au lieu d’écouter avec une religieuse admiration les murmures des grandes mers, il tressaillait sur son lit, comme si la voix des éléments eût pleuré à son oreille, comme si les oiseaux de la tempête lui eussent apporté des nouvelles funèbres. La femme était plus courageuse ou plus imprévoyante. Ses faibles membres se fatiguaient vite, et, quand son époux trouvait dans le travail une excitation douloureuse, elle s’étendait nonchalante sur les fleurs de la montagne, et s’endormait dans une sainte langueur en murmurant des paroles de bénédiction pour son époux et pour son Dieu.

Elle ne savait rien des choses de la terre où elle venait d’être jetée ; elle trouvait partout de la joie, et ne s’effrayait de rien. La brièveté de la vie, si terrible pour