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LE SECRÉTAIRE INTIME.

Saint-Julien fut bientôt sous le charme de ce jeune homme, et il eût été difficile qu’avec son excellent cœur et l’élévation de ses sentiments il en eût été autrement. Spark était un de ces hommes d’une nature si droite et si harmonieuse qu’on les juge d’emblée, et qu’on n’a rien à retrancher par la suite à l’estime qu’on leur a vouée tout d’abord. Il était simple et franc, ne visait à aucune supériorité, et touchait juste à toutes choses ; il paraissait savoir plus qu’il ne disait, mais sa réserve n’avait rien de hautain. Il faisait des frais pour plaire, mais il n’allait pas jusqu’à cette insupportable coquetterie de langage qui rend l’esprit faux et le cœur sec. Il paraissait à la fois ferme et obligeant, sensible pour les autres et insouciant pour lui-même. Il avait en la Providence une confiance romanesque, mais non puérile, qui semblait être la conséquence d’une vie probe et d’un cœur généreux. Sa sensibilité n’était pas fougueuse et maladive comme celle de Julien ; et le jeune homme sentit de plus en plus chaque jour le besoin de s’appuyer sur la douceur et sur la sérénité de cette âme plus forte et plus calme que la sienne. Oppressé par son chagrin, dévoré d’incertitudes, ne sachant à quoi se résoudre à l’égard de la princesse et à l’égard de lui-même, il résolut de se confier à cet homme si intelligent, si bon, et pourtant si paisible, et de lui demander conseil. Il éprouvait bien quelque répugnance à ouvrir ainsi son cœur, car il n’était pas né expansif. Galeotto avait surpris ses secrets et ne les comprenait pas ; d’ailleurs le caractère de ce jeune courtisan était trop opposé au sien pour qu’il pût trouver quelque avantage dans sa société. Il avait l’art, au contraire, d’aigrir tous ses maux et d’envenimer toutes ses blessures.

Quoi qu’il put lui en coûter, il prit le parti de consulter Spark, et, un matin que leur promenade les avait ramenés sur la colline où ils s’étaient rencontrés pour la première fois, il le pria de s’asseoir sur la bruyère, et de suspendre son cours d’observations botaniques pour en faire un de psychologie.

« Sur qui ? demanda Spark en souriant. Est-ce sur vous ou sur moi ?

— Ce sera sur moi si vous le permettez, mon cher Spark. J’ai un secret qui m’étouffe et que je ne puis dire à personne. Il faut que je vous le dise.

— De tout mon cœur, répondit l’étudiant. Je ne me récuserai pas en affectant une modestie désobligeante. Les gens qui ont peur d’écouter une confidence sont ceux qui craignent d’avoir un secret à garder ou un service à rendre.

— J’ai besoin, en effet, d’un très-grand service, dit Saint-Julien ; mais ce n’est pas votre bras que je réclame pour me tirer du mauvais pas où je me trouve, c’est votre cœur que j’appelle au secours du mien, c’est votre raison que je veux interroger ; c’est un bon conseil que je vous demande.

— C’est demander beaucoup, répondit Spark, et je ne vous promets pas de réussir. J’y ferai pourtant tout mon possible. Nous chercherons à nous deux, et Dieu nous aidera.

— Vous êtes vis-à-vis des choses qui m’intéressent dans une position tout à fait désintéressée, dit Julien ; vous ne connaissez point la personne dont j’ai à vous entretenir, et vous la jugerez simplement sur les faits que j’ai à vous raconter.

— Prenez garde, mon cher ami, dit Spark, cela est sérieux. Si vous dénaturez les faits et si vous en ignorez quelqu’un, nous pourrons bien porter un faux jugement.

— Vous jugerez seulement ceux que je sais et que je vous dirai ; et, comme vous ne serez pas sous le charme de la vipère, vous pourrez voir plus clair que moi.

— Il s’agit d’une histoire d’amour et d’une femme, à ce que je vois ?

— Il s’agit d’une femme. Connaissez-vous la princesse Quintilia ?

— Comment voulez-vous que je la connaisse ? il y a huit jours que je suis ici.

— Quelqu’un vous en a-t-il parlé ?

— Oui ; des bourgeois qu’elle a obligés, des pauvres qu’elle a secourus, m’ont dit que c’était une femme bienfaisante.

— Toutes ces femmes-là le sont, dit Julien.

— Quelles femmes ? demanda Spark avec beaucoup d’ingénuité.

— Ah ! Spark, s’écria Saint-Julien, je vois bien que vous ne la connaissez pas ; vous ne me demanderiez pas ce qu’elle est.

— Vous paraissez n’en avoir pas une haute opinion, dit Spark. Si votre opinion est arrêtée ainsi, pourquoi me consultez-vous ?

— Pour savoir si je dois la fuir et l’oublier, ou la poursuivre et la démasquer. Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé depuis sept mois que j’ai quitté la maison paternelle. »

Spark écouta l’histoire de Julien avec beaucoup d’attention, mais avec tant de calme que le narrateur ne put, à aucun endroit de son récit, pressentir le jugement que portait l’auditeur. La belle et calme figure de l’étudiant ne fit pas un pli, et la fumée de sa pipe s’échappa par bouffées aussi régulières que la veille, lorsqu’il avait écouté Julien faire lecture de la Gazette d’Ausbourg à la Taverne du Soleil d’Or.

Quand Saint-Julien eut tout dit, Spark fit une espèce de grimace qui consiste à avancer un peu la lèvre inférieure, et qu’on peut généralement traduire par ces mots : « Tout cela ne vaut guère la peine que vous vous donnez. »

Après un instant de silence, il posa sa pipe sur le gazon, et lui dit :

« Mon ami, avant de vous dire ce que je pense de la princesse Quintilia, permettez-moi de vous dire ce que je pense de vous-même. Vous êtes très-noble, mais très-orgueilleux ; très-vertueux, mais très-intolérant ; très-sincère, et pourtant très-méfiant. D’où vient cela ? N’auriez-vous pas été élevé par un prêtre catholique ?

— Oui, répondit Julien, et ce fut mon meilleur ami.

— Alors je comprends votre caractère ; et, tout en le reconnaissant pour très-beau (je vous parle strictement vrai), je voudrais que vous prissiez sur vous de le modifier et d’en équarrir l’écorce rude et noueuse. Je ne trouve point que le jeune page vous ait donné de bons conseils. Je le regarde comme un méchant cœur et un intrigant dangereux. Loin de railler, comme il le fait, l’austérité de vos principes, je les approuve rigoureusement, et je déclare que si votre princesse Quintilia était telle que vous la jugez aujourd’hui, vous feriez bien de la fuir et de l’oublier. Mais… » Ici Spark fit une pause et réfléchit ; puis il continua :

« Mais je crois que vous êtes absolument dans l’erreur sur son compte, et que c’est une excellente femme.

— Quoi ! malgré l’assassinat de Max ?

— Je ne crois pas à l’assassinat de Max, dit Spark en souriant ; je ne croirai jamais que la mort d’un homme soit suffisamment prouvée par son absence, et le meurtre d’un amant par une parole légère d’un côté et un froncement de sourcils de l’autre. Cette histoire me paraît bonne à endormir les petits enfants et à leur donner de mauvais rêves.

— Vous ne croyez pas au crime ? empêchez-moi d’y croire. Je ne demande pas mieux que d’ôter ce charbon allumé de mon cœur. Mais le vice, la débauche ?

— Oh ! oh ! la galanterie, vous voulez dire ? On peut être une femme galante et être une bonne femme. Pour moi, je n’aime pas les femmes galantes, mais je ne leur jette pas de pavés à la tête, et je passe auprès d’elles sans leur rien dire. Si la princesse Quintilia est ainsi, n’en dites pas de mal ; quittez-la et n’y pensez plus.

— Tout cela vous semble facile, Spark. J’ai l’âme dévorée de colère et de jalousie.

— Vous avez tort.

— Mais enfin, ce que je vous ai raconté vous prouve bien que cette femme…

— Ce que vous avez raconté ne me prouve rien, sinon que vous avez contracté dans vos chagrins l’habitude d’une malveillance fâcheuse. Ôtez, ôtez cela de votre cerveau ; c’est une mauvaise herbe.