Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/298

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
LE SECRÉTAIRE INTIME.

« J’ai des lettres à te dicter, lui dit-elle en lui tapant doucement l’épaule d’un air familier. Assieds-toi là et prends ta meilleure plume. »

Julien s’assit. La montre fatale était toujours sur le bureau ; il se sentit un mouvement de rage contre ce fâcheux accusateur, et feignant de la pousser gauchement avec son coude, il la jeta par terre.

La princesse s’en aperçut à peine ; et quand il la ramassa en s’excusant de l’avoir brisée, elle parut fort indifférente à cet accident.

« Ginetta, dit-elle, emporte ma montre, que ce maladroit de Julien vient de casser. Il est décidé que je ne puis pas la garder, et qu’il lui arrivera toujours malheur. Fais-la raccommoder et garde-la pour toi. »

Julien regarda la princesse attentivement. Elle était aussi parfaitement calme que le jour où elle avait regardé en face M. Dortan sans paraître le reconnaître. Mais il lui sembla que la Ginetta rougissait un peu. Était-ce de plaisir d’avoir la montre, ou perdait-elle contenance devant tant d’audace ?

Julien sentit la sienne augmenter, comme il lui arrivait toujours dans ses moments d’émotion ; et regardant alternativement la princesse et sa suivante :

« La signora Gina, dit-il, connaît peut-être à Paris un horloger habile à qui elle pourra confier la réparation de cette montre !

— Pourquoi à Paris ? dit la princesse ; nous avons d’excellents horlogers à Venise. »

Elle n’avait pas changé de visage, et la Gina semblait être redevenue impénétrable. Saint-Julien insista obstinément.

« Si la signora Gina veut bien le permettre, c’est moi qui me chargerai de la réparation, puisque c’est moi qui ai causé le dommage.

— Arrangez-vous ensemble, dit la princesse, cela ne me regarde plus. La montre appartient à Gina.

— Et je l’enverrai, continua Saint-Julien, à un de mes amis qui habite Paris, et qui s’appelle Charles de Dortan. »

Gina se troubla visiblement. La princesse n’y prit pas garde, et répéta le nom de Charles de Dortan.

« Je crois qu’en effet son nom est sur cette montre, dit-elle en s’adressant à Ginetta. N’est-ce pas l’ouvrier à qui tu l’as confiée à Paris, après l’avoir jetée par terre comme Julien vient de faire ?

— Oui, Madame, répondit Ginetta remise de son trouble, c’est un horloger qu’on m’a désigné comme très-habile, et qui, selon l’usage, a gravé son nom sur la boîte. »

Julien, frappé de tant d’assurance, et ne sachant plus que penser, tenta un dernier effort.

« Le hasard, dit-il, me l’a fait rencontrer à Avignon précisément le jour… »

Ginetta l’interrompit, et s’adressant à Quintilia :

« Votre Altesse ne se souvient-elle plus de cet homme qui voulait absolument lui parler ?

— Non, dit la princesse avec un sang-froid imperturbable. Que voulait-il ? ne l’avais-tu pas payé ?

— Il m’avait beaucoup priée de le recommander à Votre Altesse, à laquelle il voulait vendre une pendule à musique, mais elle était laide et de mauvais goût.

— Ah ! dit la princesse d’un ton d’indifférence et de distraction ; en ce cas, Julien, mets-toi à écrire ; et toi, Gina, laisse-nous. »

Elle semblait n’avoir pas pris le moindre intérêt à cette délicate explication, et pourtant Saint-Julien se disait : « Il y a quelque chose là-dessous. Spark lui-même aurait été frappé de la rougeur de Ginetta. » Il prit sa plume et commença sous la dictée de la princesse.

« Monsieur le duc,

« Votre personne est charmante, votre esprit supérieur et votre emploi magnifique. Je compte écrire directement à votre auguste souverain, et le remercier de vous avoir choisi pour remplir cette importante et agréable mission auprès de moi. Il m’est impossible de vous voir aujourd’hui ; et d’ailleurs j’ai besoin, pour répondre aux propositions de Votre Excellence, du plus grand calme et de la plus austère réflexion. Je craindrais de subir l’influence expansive de votre esprit en traitant de vive voix une question si grave. Après mûre délibération, je me crois donc autorisée, par ma conscience et ma volonté, à refuser positivement l’alliance qui m’est offerte. Mes opinions sont invariables sur ce point, et vous les connaissez. La liberté de fait établie par moi, souverain absolu en vertu de pouvoirs absolus, etc., etc.… »

Saint-Julien écrivit sous sa dictée plusieurs lignes qu’il aurait pu tracer de lui-même, tant il était au fait des systèmes du potentat femelle de Monteregale.

Quand il eut terminé la partie politique de cette lettre (et nous en ferons grâce au lecteur, comme d’une chose étrangère à cette histoire), il continua sous la dictée de la princesse :

« Quant à la question que Votre Excellence m’a dit tenir en réserve en cas de refus définitif de ma part, je demande en grâce qu’elle me soit exposée sur-le-champ ; car des occupations du plus grand intérêt pour moi vont me forcer à faire un petit voyage en Italie. Ce sera pour moi un grand regret que de voir abréger le séjour de Votre Excellence dans mes États, et j’aurais vivement désiré qu’il me fût permis d’en jouir plus longtemps. »

— Ajoutez les formules d’usage, dit la princesse à Saint-Julien, et puis donnez-moi votre plume. »

Quand elle eut signé et fait mettre le nom du duc de Gurck sur l’adresse, elle sonna, et le page se présenta.

« Portez cette lettre à M. de Gurck, lui dit-elle, et rapportez-moi la réponse. S’il demande à me voir, dites que c’est impossible. »

Galeotto fut frappé de l’air froid et absolu de la princesse. Il eut besoin de rassembler tout son courage pour lui faire entendre qu’il avait un message secret pour elle.

« Je n’ai pas de secrets où vous puissiez être pour quelque chose, reprit-elle sèchement. Parlez devant M. de Saint-Julien, je vous le permets. »

Le page hésita ; elle ajouta : « Je vous l’ordonne. »

Galeotto, banni des appartements particuliers depuis plusieurs jours sans en savoir la cause, avait beaucoup compté sur le moment où il lui serait permis d’approcher de la princesse. Il avait fait part à Julien de l’intention où il était de nuire au comte de Steinach, tout en feignant de le servir et tout en travaillant pour son propre compte. Mais, quoique ces projets ne fussent point un secret pour lui, il était vivement contrarié de l’avoir pour témoin de sa conduite. Rien ne paralyse la ruse comme l’œil d’un juge prêt à censurer notre maladresse ou à s’effrayer de notre perfidie.

Néanmoins il fallait parler. Il donna quelques mots d’une explication moitié plaisante, moitié mystérieuse, et finit en tirant de son sein une lettre renfermée sous trois enveloppes.

Mais Quintilia, devant qui le page avait mis un genou en terre, n’avança point la main pour recevoir la lettre, et lui ordonna de la décacheter et de la lire tout haut.

Galeotto se troubla. « M’avez-vous entendue ? répéta la princesse. »

Alors, prenant courage, Galeotto imagina de lire hardiment la lettre d’un ton pathétique et en feignant un trouble toujours croissant. C’était une déclaration d’amour du comte de Steinach, rédigée dans des termes aussi passionnés que son rang avait pu le lui permettre.

Le malin page la déclama d’une voix tremblante et comme s’il eût été frappé de l’application qu’il pouvait se faire des expressions timides et brûlantes de la lettre. Il affecta plusieurs fois de manquer de force pour achever une phrase et de tenir le papier d’une main tremblante. Enfin il joua si bien la comédie, que Saint-Julien en eût été dupe complètement sans le dernier entretien qu’ils avaient eu ensemble.