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LE SECRÉTAIRE INTIME.

tristement ; mais ne mourrai-je pas abandonné ? » Il se mit à penser à l’avenir de Spark : « Celui-là, se dit-il, ne sera ni délaissé ni trompé. Et moi ! et moi ! qui sait si pour mon châtiment, malgré toutes mes précautions, je ne serai pas l’un et l’autre ! »

Il s’appliqua de tout son cœur à réparer ses torts envers sa mère ; avec de la douceur, il arriva à vivre parfaitement avec elle. Toute discussion cessa, toute aigreur disparut entre eux ; la brave dame tomba dans la dévotion, et bientôt, loin de railler l’austérité de son fils et de le blesser, comme autrefois, par des plaisanteries, elle devint plus humble et plus contrite vis-à-vis de lui qu’il ne l’eût souhaité dans ses plus grands accès d’orgueil.

Le séjour de la maison paternelle lui devint peu à peu supportable. Il souffrit longtemps, et longtemps son âme fut fermée à l’espoir d’une nouvelle vie et de nouvelles affections. Cependant l’étude le sauva du découragement, et peu à peu sa santé, fortement compromise par le chagrin, se rétablit.

Un an s’était écoulé ; il était venu passer quelques semaines à Paris, lorsqu’un soir, en sortant de l’Opéra, il vit passer une femme couverte de pierreries, sur les traces de laquelle on se précipitait. Bien qu’il n’eût entrevu que sa robe de velours et son bras nu, il tressaillit et faillit s’évanouir. Puis il courut à son tour et reconnut madame Cavalcanti. Au moment où elle montait en voiture, il s’élança vers elle en criant ; mais elle le regarda fixement d’un air étonné, puis elle dit à ses laquais de fermer la portière, leva la glace et disparut. Ce fut la dernière fois que Saint-Julien la vit.

Cependant, le lendemain matin il vit Max entrer dans sa chambre. L’époux de Quintilia n’avait pas changé sa condition ; rien n’avait altéré sa sérénité ; son visage était toujours jeune et son âme généreuse. « J’ai demandé pardon pour vous, dit-il ; on me charge de vous dire qu’on s’intéresse à votre sort et qu’on fait des vœux pour vous. Mais je n’ai pu obtenir qu’on vous accordât une entrevue, et j’ai vu qu’on y avait une telle répugnance que je n’ai pas osé insister. Je n’en sais pas au juste les motifs, je ne veux pas les savoir ; mais je n’oublierai jamais que vous avez eu de la confiance en moi, et je ne puis cesser de vous aimer. Je vous ai cherché souvent sans vous rencontrer ; et si je ne vous eusse fait suivre hier au soir, je ne saurais pas encore ce que vous êtes devenu. Je viens vous apporter mon adresse et vous engager à venir me trouver toutes les fois que vous aurez besoin de l’aide ou des consolations de l’amitié. Je ne puis rester davantage aujourd’hui, ajouta-t-il sans laisser à Saint-Julien le temps de le remercier. Quintilia part ce soir pour l’Italie, et j’ai hâte de retourner près d’elle ; c’est un jour qui n’a pas trop d’heures pour moi, et où je suis forcé aujourd’hui, tout comme il y a quinze ans, à lutter contre mon propre cœur pour ne pas consentir à la suivre. À revoir. Vous savez où me trouver dorénavant. Attendez, ajouta-t-il encore en revenant sur ses pas ; Quintilia m’a chargé de vous rendre un papier dont j’ignore le contenu ; elle dit qu’elle n’en a pas besoin pour être sûre de votre honneur, et qu’elle ne gardera jamais d’armes contre vous. Je rapporte ses paroles textuellement, c’est à vous de les comprendre ; moi, tout cela ne me regarde pas. »

Saint-Julien, resté seul, ouvrit le papier, et reconnut le billet expiatoire qu’il avait mis dans le coffre de sandal comme un témoignage de sa propre honte. Il resta pénétré de reconnaissance pour Spark ; mais il ne put se décider à l’aller voir. Il retourna chez sa mère, où l’étude des sciences et celle de la sagesse achevèrent sa guérison.

Quelque temps après, il devint amoureux d’une belle personne très-sage et l’épousa ; car le mariage seul pouvait convenir à un caractère ferme et austère comme le sien. Soit que l’ardeur de ses passions fût émoussée par le mauvais succès de son premier amour, soit qu’il eût profité d’une grande leçon, il fut moins jaloux qu’on n’aurait dû s’y attendre. Sa femme fut assez heureuse et n’en abusa pas. Saint-Julien resta mélancolique, peu expansif, en proie souvent à des luttes intérieures qu’il ne confia jamais à personne ; mais toute sa vie fut irréprochable, et quoiqu’il ne fût pas naturellement porté à la bienveillance, il pratiqua la tolérance et la charité, sans grâce, il est vrai, mais sans restriction.


GEORGE SAND.



FIN DU SECRÉTAIRE INTIME.