Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/322

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
61
GEORGE DE GUÉRIN.

la pierre magique où Apollon avait posé sa lyre. Il sentait l’infini dans l’univers, mais il ne le sentait pas en lui-même. Effrayé de ce néant imaginaire qui a tant pesé sur l’âme de Byron et des grands poëtes sceptiques, il eût voulu se réfugier dans les demeures profondes des antiques divinités, symboles imparfaits de la vie partout féconde, éternelle et divine ; il eût voulu dissoudre son être dans les éléments, dans les bois, dans les eaux, dans ce qu’il appelle les choses naturelles ; il eût voulu dépouiller son être comme un vêtement trop lourd, et remonter comme une essence subtile dans le sein du Créateur, pour savoir ce que signifie cette vie d’un jour sur la terre et ce silence qui règne en deçà du berceau comme au-delà de la tombe.

Dira-t-on que ce fut là un rêveur, un insensé, et que cette existence flétrie, cette mort désolée, sont des faits individuels, des maladies de l’esprit qui ne prouvent rien contre l’organisation de la société humaine ? Où donc est le tort, dira-t-on peut-être, si les individus agitent de telles questions dans leur sein, que la société ne puisse les résoudre ? En admettant l’humanité aussi continuellement progressive que vous la rêvez, n’y aura-t-il pas, dans des âges plus avancés, des individus qui seront encore en avant de leur siècle ? N’y en aura-t-il pas tant que l’humanité subsistera, et sera-t-elle coupable chaque fois qu’une avidité dévorante poussera quelques-uns de ses membres à troubler son cours auguste et mesuré par l’impatience de leur idéal et le mépris des croyances reçues ?

Il serait facile de répondre à de telles questions ; mais les esprits qui condamnent ainsi les idéalistes impatients du temps présent n’ont pas mission pour juger de la société future. Ont-ils le droit d’y jeter seulement un regard, eux qui n’ont pas la volonté de moraliser et d’élever les intérêts de la vie actuelle ? eux qui n’ont ni respect, ni sympathie, ni pitié pour les tortures des âmes tendres et religieuses, veuves de toute religion et de toute charité ? eux qui vivent des bienfaits de la terre sans rechercher la source d’où ils découlent ? eux qui ont fait le siècle athée et qui exploitent l’athéisme, regardant naître et mourir avec une ironique tolérance les religions qui essaient d’éclore et celles qui sont à leur déclin ? eux qui consacrent en théorie les principes du dogme éternel de l’égalité, de la liberté et de la fraternité, en maintenant dans le fait l’esclavage, l’inégalité, la discorde ? Qu’a-t-elle donc fait pour notre éducation morale, et que fait-elle pour nos enfants, cette société conservée avec tant d’amour et de soin ? Pour nous, ce furent des prêtres investis de la puissance gouvernementale qui tyrannisaient nos consciences sans permettre l’exercice de la raison humaine. Pour nos enfants, ce sont des athées qui, ne s’inquiétant ni de la raison ni de la conscience, leur prêchent pour toute doctrine le maintien d’un ordre monstrueux, inique, impossible. Étonnez-vous donc que cette génération produise des intelligences qui avortent, faute d’un enseignement fait pour elles, et des cerveaux qui se brisent dans la recherche d’une vérité que vous flétrissez de ridicule, que vous traitez de folie coupable et d’inaptitude à la vie sociale ? Il vous sied mal, en vérité, de dire que ceux-là sont des fous, car vous êtes insensés vous-mêmes de croire à un ordre basé sur l’absence de tout principe de justice et de vérité. Nos enfants n’accepteront pas vos enseignements, et, si vous réussissez à les corrompre, ce ne sera pas à votre profit.

Peut-être un jour vous diront-ils à leur tour : — Laissez-nous pleurer nos martyrs, nous autres poëtes sans patrie, lyres brisées, qui savons bien la cause de leur gémissement et du nôtre. Vous ne comprenez pas le mal qui les a tués ; eux-mêmes ne l’ont pas compris. Pour voir clair en soi-même, pour s’expliquer ces langueurs, ces découragements, pour trouver un nom à ces ennuis sans fin, à ces désirs insaisissables et sans forme connue, il faudrait avoir déjà une première initiation ; et, dans ce temps de décadence et de transformation, les plus grandes intelligences ne l’ont eue que bien tard et ne l’ont conquise qu’après de bien rudes souffrances. Saint Augustin n’avait-il pas le spleen, lui aussi, et savait-il, avant d’ouvrir les yeux au christianisme, quelle lumière lui manquait pour dissiper les ténèbres de son âme ? Si quelques-uns d’entre nous aujourd’hui ouvrent aussi les yeux à une lumière nouvelle, n’est-ce pas que la Providence les favorise étrangement ? et ne leur faut-il pas chercher ce grain de foi dans l’obscurité, dans la tourmente, assaillis par le doute, l’ironie, l’absence de toute sympathie, de tout exemple, de tout concours fraternel, de toute protection dans les hautes régions de la puissance ? Où sont donc les hommes forts qui se sont levés dans un concile nouveau pour dire : « Il importe de s’enquérir enfin des secrets de la vie et de la mort, et de dire aux petits et aux simples ce qu’ils ont à faire en ce monde. » Ils savent bien déjà que Dieu n’est pas un vain mot, et qu’il ne les a pas créés pour servir, pour mendier ou pour conquérir leur vie par le meurtre et le pillage. Essayez de parler enfin à vos frères cœur à cœur, conscience à conscience ; vous verrez bien que des langues que vous croyez muettes se délieront, et que de grands enseignements monteront d’en bas vers vous, tandis que la lumière d’en haut descendra sur vos têtes. Essayez,… mais vous ne le pouvez pas, occupés que vous êtes de reprendre et de recrépir de toutes parts ces digues que le flot envahit ; l’existence matérielle de cette société absorbe tous vos soins et dépasse toutes vos forces. En attendant, les puissances de l’esprit se développent et se dressent de toutes parts autour de vous. Parmi ces spectres menaçants, quelques-uns s’effacent et rentrent dans la nuit, parce que l’heure de la vie n’a pas sonné, et que le souffle impétueux qui les animait ne pouvait lutter plus longtemps dans l’horreur de ce chaos ; mais il en est d’autres qui sauront attendre, et vous les retrouverez debout pour vous dire : Vous avez laissé mourir nos frères, et nous, nous ne voulons pas mourir.

LE CENTAURE.

J’ai reçu la naissance dans les antres de ces montagnes. Comme le fleuve de cette vallée dont les gouttes primitives coulent de quelque roche qui pleure dans une grotte profonde, le premier instant de ma vie tomba dans les ténèbres d’un séjour reculé et sans troubler son silence. Quand nos mères approchent de leur délivrance, elles s’écartent vers les cavernes, et, dans le fond des plus sauvages, au plus épais de l’ombre, elles enfantent sans élever une plainte des fruits silencieux comme elles-mêmes. Leur lait puissant nous fait surmonter sans langueur ni lutte douteuse les premières difficultés de la vie ; et cependant nous sortons de nos cavernes plus tard que vous de vos berceaux. C’est qu’il est répandu parmi nous qu’il faut soustraire et envelopper les premiers temps de l’existence, comme des jours remplis par les dieux. Mon accroissement eut son cours presque entier dans les ombres où j’étais né. Le fond de mon séjour se trouvait si avancé dans l’épaisseur de la montagne, que j’eusse ignoré le côté de l’issue, si, détournant quelquefois dans cette ouverture, les vents n’y eussent jeté des fraîcheurs et des troubles soudains. Quelquefois aussi, ma mère rentrait environnée du parfum des vallées ou ruisselante des flots qu’elle fréquentait. Or, ces retours qu’elle faisait, sans m’instruire jamais des vallons ni des fleuves, mais suivie de leurs émanations, inquiétaient mes esprits, et je rôdais tout agité dans mes ombres. Quels sont-ils, me disais-je, ces dehors où ma mère s’emporte, et qu’y règne-t-il de si puissant qui l’appelle à soi si fréquemment ? Mais qu’y ressent-on de si opposé qu’elle en revienne chaque jour diversement émue ? Ma mère rentrait, tantôt animée d’une joie profonde, et tantôt triste et traînante et comme blessée. La joie qu’elle rapportait se marquait de loin dans quelques traits de sa marche et s’épandait de ses regards. J’en éprouvais des communications dans tout mon sein ; mais ses abattements me gagnaient bien davantage et m’entraînaient bien plus avant dans les conjectures où mon esprit se portait. Dans ces moments, je m’inquiétais de mes forces, j’y reconnaissais une puissance qui ne pouvait demeurer solitaire, et, me prenant, soit à secouer mes bras, soit à multiplier mon