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LE PICCININO.

À MON AMI EMMANUEL ARAGO

SOUVENIR D’UNE VEILLÉE DE FAMILLE.

I.

LE VOYAGEUR.


La région, dite piedimonta, qui s’étend autour de la base de l’Etna, et dont Catane marque le point le plus abaissé vers la mer, est, au dire de tous les voyageurs, la plus belle contrée de l’univers. C’est ce qui me détermine à y placer la scène d’une histoire qu’on m’a racontée, mais dont on m’a recommandé de ne dire ni le lieu, ni les personnages véritables. Ainsi donc, ami lecteur, donne-toi la peine de te transporter en imagination jusqu’au pays nommé Valdémona, ou Val des Démons. C’est un bel endroit que je ne me propose pourtant pas de te décrire très-exactement, par une assez bonne raison : c’est que je ne le connais pas, et qu’on ne peint jamais très-bien ce que l’on ne connaît que par ouï dire. Mais il y a tant de beaux livres de voyages que tu peux consulter !… À moins que tu ne préfères y aller de ta personne, ce que je voudrais pouvoir faire aussi, dès demain, pourvu que ce ne fût pas avec toi, lecteur : car, en présence des merveilles de ce lieu, tu me reprocherais de t’en avoir si mal parlé, et il n’y a rien de plus maussade qu’un compagnon de voyage qui vous sermonne.

En attendant mieux, ma fantaisie éprouve le besoin de te mener un peu loin, par delà les monts, et de laisser reposer les campagnes tranquilles où j’aime le plus souvent à encadrer mes récits. Le motif de cette fantaisie est fort puéril ; mais je veux te le dire.

Je ne sais si tu te souviens, toi qui as la bonté de me lire, que, l’an dernier, je te présentai un roman intitulé le Péché de M. Antoine, dont la scène se passait aux bords de la Creuse, et principalement dans les ruines du vieux manoir de Châteaubrun. Or, ce château existe, et je vais m’y promener tous les ans, au moins une fois, quoiqu’il soit situé à une dizaine de lieues de ma demeure. Cette année, je fus assez mal accueilli par la vieille paysanne qui garde les ruines.

« Oui-da ! me dit-elle, dans son parler demi-berrichon, demi-marchois : i’ ne suis point contente de vous : i’ ne m’appelle point Janille, mais Jennie ; i’ n’ai point de fille et ne mène point mon maître par le bout du nez. Mon maître ne porte point de blouse, vous avez menti ; i’ ne l’ai jamais vu en blouse ! etc… etc. ; i’ ne sais pas lire, mais i’ sais que vous avez écrit du mal de mon maître et de moi ; i’ ne vous aime plus. »

Ceci m’apprit qu’il existait encore, non loin des ruines de Châteaubrun, un vieillard nommé M. de Châteaubrun, lequel ne porte jamais de blouse. C’est tout ce que je sais de lui.

Mais cela m’a prouvé qu’il fallait être fort circonspect quand on parlait de la Marche et du Berri. Voilà bien la dixième fois que cela m’arrive, et chaque fois, il se trouve que des individus, portant le nom de quelqu’un de mes personnages, ou demeurant dans la localité que j’ai décrite, se fâchent tout rouge contre moi, et m’accusent de les avoir calomniés, sans daigner croire que j’ai pris leur nom par hasard et que je ne connaissais pas même leur existence.

Pour leur donner le temps de se calmer, en attendant que je recommence, je vais faire un tour en Sicile… Mais comment m’y prendrai-je pour ne pas me servir d’un nom appartenant à une personne ou à une localité de cette île célèbre ? Un héros sicilien ne peut pas s’appeler Durand ou Wolf, et je ne peux pas trouver, sur toute la carte du pays, un nom qui rime avec Pontoise ou avec Baden-Baden. Il faudra bien que je baptise mes acteurs et ma scène de noms qui aient quelque rime en a, en o ou en i. Je les prendrai le plus faciles à prononcer qu’il me sera possible, sans m’inquiéter de l’exactitude géographique, et en déclarant d’avance que je ne connais pas un chat en Sicile, même de réputation ; qu’ainsi, je ne puis avoir l’intention de désigner personne.

Ceci posé, je suis libre de mon choix, et le choix des noms est ce qu’il y a de plus embarrassant pour un romancier qui veut s’attacher sincèrement aux figures qu’il crée. D’abord, j’ai besoin d’une princesse qui ait un beau nom, de ces noms qui vous donnent une haute idée de la personne : et il y a de si jolis noms dans ce pays-là ! Acalia, Madonia, Valcorrente, Valverde, Primosole, Tremisteri, etc., tout cela sonne à l’oreille comme des accords parfaits ! Mais si par hasard il est jamais arrivé, dans quelqu’une des familles patriciennes qui portent les noms de ces localités seigneuriales, une aventure du genre de celle que je vais raconter, aventure délicate, je l’avoue, me voilà encore une fois accusé de médisance ou de calomnie. Heureusement, Catane est bien loin d’ici ; mes romans ne passent probablement pas le phare de Messine, et j’espère que le nouveau pape fera par charité ce que son prédécesseur avait fait sans savoir pourquoi, c’est-à-dire qu’il me maintiendra à l’index, ce qui me donnera beau jeu pour parler de l’Italie sans que l’Italie, et à plus forte raison la Sicile, s’en doutent.

En conséquence, ma princesse se nommera la princesse de Palmarosa. Je défie qu’on trouve des sons plus doux et un sens plus fleuri à un nom de roman. Quant à son prénom, il est temps d’y songer ! nous lui donnerons celui d’Agathe, parce que sainte Agathe est la patronne vénérée de Catane. Mais je prierai le lecteur de prononcer Agata, sous peine de manquer à la couleur locale, quand même il m’arriverait par inadvertance d’écrire tout bonnement ce nom en français.

Mon héros s’appellera Michel-Ange Lavoratori, qu’il ne faudra jamais confondre avec le célèbre Michel-Ange Buonarotti, mort au moins deux cents ans avant la naissance de mon personnage.

Quant à l’époque où la scène se passe, autre nécessité fâcheuse d’un roman qui commence, vous serez parfaitement libre de la choisir vous-même, cher lecteur. Mais comme mes personnages seront pleins des idées qui sont actuellement en circulation dans le monde, et qu’il me serait impossible de vous parler comme je le voudrais des hommes du temps passé, je me figure que l’histoire de la princesse Agathe de Palmarosa et de Michel-Ange Lavoratori prend naturellement place entre 1810 et 1840. Précisez à votre guise l’année, le jour et l’heure où nous entrons en matière ; cela m’est indifférent, car mon roman n’est ni historique, ni descriptif, et ne se pique en aucune façon d’exactitude sous l’un ou l’autre rapport.

Ce jour-là… c’était en automne et en plein jour, si vous voulez, Michel-Ange Lavoratori descendait en biais les gorges et les ravins qui se creusent et se relèvent alternativement des flancs de l’Etna jusqu’à la fertile plaine de Catane. Il venait de Rome ; il avait traversé le détroit de Messine, il avait suivi la route jusqu’à Taormina. Là, enivré du spectacle qui s’offrait à ses yeux de toutes parts, et ne sachant lequel choisir, ou des bords de la mer ou de l’intérieur des montagnes, il était venu un peu au hasard, partagé entre l’impatience d’aller embrasser son père et sa sœur, dont il était séparé depuis un an, et la tentation d’approcher un peu du volcan gigantesque auprès duquel il trouvait, comme Spallanzani, que le Vésuve n’est qu’un volcan de cabinet.

Comme il était seul et à pied, il s’était perdu plus d’une fois en traversant cette contrée sillonnée par d’énormes courants de laves, qui forment partout des montagnes escarpées et des vallons couverts d’une végétation luxuriante. On fait bien du chemin et on avance bien peu quand il faut toujours monter et descendre sur un espace quadruplé par des barrières naturelles. Michel avait mis deux jours à franchir les dix lieues environ, qui, à vol d’oiseau, séparent Taormina de Catane ; mais