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LE PICCININO.

rire d’une voix fraîche en recevant le premier baiser de son père, à l’étage au-dessous, remonter, comme une balle bien lancée, les marches de sa chambre, retourner à la fontaine pour remplir ces belles amphores de grès que l’on fabrique à Siacca, d’après les traditions du goût mauresque, et qui servent usuellement aux habitants de ces contrées ; saluer les voisines par des agaceries caressantes, et lutiner les enfants demi-nus qui commençaient à se rouler sur les dalles de la cour.

Pier-Angelo s’habillait aussi, plus vite et plus gaiement que Michel. Il chantait comme Mila, mais d’une voix plus forte et plus martiale, en secouant sa casaque brune doublée de rouge. Il était quelquefois interrompu par un reste de sommeil, et bégayait en bâillant les paroles de sa chanson, pour achever ensuite victorieusement la ritournelle. C’était sa manière de s’éveiller, et il ne tonnait jamais mieux à ses propres oreilles que lorsque la voix venait de lui manquer.

« Heureuse insouciance des véritables organisations populaires ! se disait Michel à demi-vêtu, en s’accoudant sur sa fenêtre. On dirait qu’il ne se passe rien d’étrange dans ma famille, que nous ne sommes pas environnés d’ennemis et de piéges ; que, cette nuit, ma sœur a dormi comme de coutume, qu’elle ne connaît point l’amour sans espoir, le danger d’être belle et pauvre devant les entreprises des âmes vicieuses, et celui d’être privée, d’un moment à l’autre, de ses appuis naturels. Mon père, qui doit tout savoir, a l’air de ne se douter de rien. Tout s’oublie ou se transforme en un clin d’œil dans ce malheureux climat. Le volcan, la tyrannie, la persécution, rien ne peut interrompre les chants et les rires… À midi, accablés par le soleil, ils dormiront tous et paraîtront comme morts. La fraîcheur du soir les fera revivre comme des plantes vivaces. L’effroi et la témérité, la douleur et la joie se succèdent en eux comme les vagues sur la plage. Qu’une des cordes de leur âme se détende, vingt autres se réveillent, comme dans un verre d’eau une fleur enlevée a fait place à un bouquet tout entier ! Moi seul, au milieu de ces fantastiques transformations, je porte une vie toujours intense, mais toujours sérieuse, des pensées toujours lucides, mais toujours sombres. Ah ! que ne suis-je resté l’enfant de ma race et l’homme de mon pays ! »

XXXII.

L’ESCALADE.

Le groupe de maisons dont celle de Michel faisait partie était pauvre et laid en réalité, mais infiniment pittoresque. Bâties sur des blocs de laves et en partie taillées dans la lave même, ces constructions grossières portaient la trace des derniers tremblements de terre qui les avaient bouleversées. Les parties basses assises sur le roc conservaient leur caractère d’antiquité irrécusable, et les étages supérieurs, bâtis à la hâte après le désastre, ou déjà ébranlés par des secousses nouvelles, avaient déjà un air caduc, de grandes lézardes, des toits d’une inclinaison menaçante et de hardis escaliers dont les rampes s’en allaient à la renverse. De folles vignes s’enlaçant de tous côtés aux saillies ébréchées des corniches et des auvents, des aloès épineux, brisant leurs vieux vases de terre cuite et promenant leurs rudes arêtes sur les petites terrasses qui s’avançaient d’une manière insensée aux plus hauts points de ces misérables édifices, des linges blancs ou des vêtements de couleurs tranchantes accrochés à toutes les lucarnes, ou voltigeant comme des bannières sur les cordes tendues d’une maison à l’autre, tout cela formait un tableau hardi et bizarre. On voyait des enfants bondir et des femmes travailler près des nuages, sur d’étroites plates-formes assaillies par les pigeons et les hirondelles, et à peine soutenues dans le vide du ciel brillant par quelques pieux noirs et vermoulus que le premier coup de vent semblait devoir emporter. La moindre déviation dans ce sol volcanique, la moindre convulsion dans cette nature splendide et funeste, et cette population apathique et insouciante allait être engloutie dans un enfer ou balayée comme des feuilles par la tempête.

Mais le danger n’agit sur le cerveau des hommes qu’en proportion de son éloignement. Au sein d’une sécurité réelle, l’idée d’une catastrophe se présente sous des couleurs terribles. Quand on naît, qu’on respire et qu’on existe au sein du péril même, sous une incessante menace, l’imagination s’éteint, la crainte s’émousse, et il se fait un étrange repos de l’âme qui tient plus de la torpeur que du courage.

Quoique ce tableau eût, dans sa pauvreté et dans son désordre, une poésie réelle, Michel ne l’avait pas encore apprécié, et se sentait moins disposé que jamais à en goûter le caractère. Il avait passé son enfance à Rome, dans des demeures sinon plus riches, du moins mieux établies et de plus correcte apparence, et ses rêves le portaient toujours vers le luxe des palais. La maison paternelle, cette masure que le bon Pierre avait habitée dès son enfance, et où il était revenu s’installer avec tant d’amour, ne paraissait au jeune Michel qu’un bouge infect qu’il eût souhaité voir rentrer dans les laves d’où il était sorti. C’est en vain que Mila, par contraste avec ses voisines, tenait leur petit logis avec une propreté presque élégante. C’est en vain que les plus belles fleurs ornaient leur escalier et que le soleil radieux du matin tranchait de grandes lignes d’or sur les ombres des laves noirâtres et sur les lourdes arcades des plans enfoncés ; Michel ne songeait qu’à la grotte de la naïade, aux fontaines de marbre du palais Palmarosa, et au portique où Agathe lui était apparue comme une déesse sur le seuil de son temple.

Enfin, après avoir donné un dernier regret à sa récente chimère, il eut honte de son découragement. « Je suis venu dans ce pays où mon père ne m’appelait pas, se dit-il ; et mon oncle le moine me l’a fait sentir, il faut que je subisse les inconvénients de ma position et que j’en accepte les devoirs. Je m’étais soumis à une rude épreuve lorsque je quittai Rome et l’espérance de la gloire pour me faire ouvrier obscur en Sicile. L’épreuve eût été trop douce et trop courte, si, dès la première vue, dès le premier essai, aimé ou admiré d’une grande et noble dame, je n’avais eu qu’à me baisser pour ramasser les lauriers et les piastres. Au lieu de cela, il faut que je sois un bon fils et un bon frère, et, de plus, un solide compagnon pour défendre au besoin la vie et l’honneur de ma famille. Je sens bien que l’estime réelle de la signora, et la mienne propre, peut-être, seront à ce prix. Eh bien, acceptons gaiement ma destinée, et sachons souffrir sans regret ce que mes proches supportent avec tant de vaillance. Soyons homme avant l’âge, et dépouillons la personnalité trop caressée de mon adolescence. Si je dois rougir de quelque chose, c’est d’avoir été longtemps un enfant gâté, et d’avoir ignoré qu’il faudrait bientôt secourir et protéger ceux qui se dévouaient à moi si généreusement. »

Cette résolution ramena la paix dans son cœur. Les chants de son père et de la petite Mila devinrent pour lui une douce mélodie.

« Oui, oui, chantez, pensait-il, heureux oiseaux du Midi, purs comme le ciel qui vous a vus naître ! Cette gaieté est chez vous l’indice d’un grand contentement de la conscience, et le rire vous sied, à vous qui n’avez jamais eu l’idée du mal ! Saintes chansons de mon vieux père, qui avez bercé les soucis de son existence et adouci les fatigues de son travail, je dois vous écouter avec respect, au lieu de sourire de vos naïvetés. Rires mutins de ma jeune sœur, je dois vous accueillir avec tendresse, comme des preuves de courage et d’innocence ! Allons, arrière mes égoïstes rêveries et ma froide curiosité ! Je traverserai l’orage avec vous, et je jouirai comme vous d’un rayon de soleil entre deux nuages. Mon front soucieux est une insulte à votre candeur, une noire ingratitude envers votre bonté. Je veux être votre soutien dans la détresse, votre compagnon dans le travail, et votre convive dans la joie !

« Douces et tristes fleurs, ajouta-t-il en se penchant avec amour sur le bouquet de cyclamens, quelle que soit