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LE PICCININO.

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personne, moi, mais je crains que mes amis ne se perdent eux-mêmes par leur indécision. Vous seule, Mila, pouvez les sauver : le voulez-vous ?

― Oui, je le veux, dit-elle ; mais que deviendrai-je si vous me trompez ? si vous n’êtes pas au rendez-vous ?

― Ne sais-tu donc pas qui je suis ?

― Non, je ne le sais pas ; personne ne me l’a voulu dire.

― Alors, regarde-moi encore ; ose me bien regarder, et tu me connaîtras mieux à mon visage que tous ceux qui te parleraient de moi. »

Il entr’ouvrit son capuchon, et sut donner à son beau visage une expression si rassurante, si affectueuse et si douce, que l’innocente Mila en subit le dangereux prestige.

― Il me semble, dit-elle en rougissant, que vous êtes bon et juste ; car si le diable était en vous, il aurait pris le masque d’un ange.

Le Piccinino referma son capuchon pour cacher la voluptueuse satisfaction que lui causait cet aveu naïf sortant de la plus belle bouche du monde.

― Eh bien, reprit-il, suis ton instinct. N’obéis qu’à l’inspiration de ton cœur ; sache d’ailleurs que ton oncle de Bel-Passo m’a élevé comme son fils, que ta chère princesse Agathe a remis sa fortune et son honneur entre mes mains, et que, si elle n’était femme, c’est-à-dire un peu prude, elle aurait donné à l’abbé Ninfo ce rendez-vous nécessaire.

― Mais je suis femme aussi, dit Mila, et j’ai peur. Pourquoi ce rendez-vous est-il si nécessaire ?

― Ne sais-tu pas que je dois enlever l’abbé Ninfo ? Comment puis-je m’en emparer au milieu de Catane, ou aux portes de la Villa-Ficarazzi ? Ne faut-il pas que je le fasse sortir de son antre, que je l’attire dans un piége ? Son mauvais destin a voulu qu’il se prît pour toi d’un amour insensé…

― Ah ! ne dites pas ce mot d’amour à propos d’un tel homme, cela me fait horreur. Et vous voulez que j’aie l’air de l’encourager ! J’en mourrai de honte et de dégoût.

― Adieu Mila, dit le bandit, en feignant de vouloir se relever. Je vois que tu es, en effet, une femme comme les autres, un être faible et vain, qui ne songe qu’à se préserver, sans se soucier de laisser flétrir et frapper autour de soi les têtes les plus sacrées !

― Eh bien, non, je ne suis pas ainsi ! reprit-elle avec fierté. Je sacrifierai ma vie à cette épreuve ; car, quant à mon honneur, je saurai mourir avant qu’on y attente.

― À la bonne heure, ma brave fille ! c’est parler comme il convient à la nièce de Fra-Angelo. Au reste, tu me vois fort tranquille sur ton compte, parce que je sais qu’il n’y a point de danger pour toi.

― Il y en a donc pour vous, Seigneur ? Si vous y succombez, qui me protégera contre ce moine ?

― Un coup de poignard…, non pas dans ton beau sein, pauvre ange, comme tu nous en menaces, mais dans la gorge d’un animal immonde, qui n’est pas digne de périr de la main d’une femme, et qui ne s’y exposera même pas.

― Et où faut-il lui donner ce rendez-vous ?

― À Nicolosi, dans la maison de Carmelo Tomabene, cultivateur, que tu diras être ton parent et ton ami. Tu ajouteras qu’il est absent, que tu as les clefs de sa maison, un grand jardin couvert où l’on entre sans être vu, en descendant par la gorge de Croce del Destator. Tu te souviendras de tout cela ?

― Parfaitement ; et il y ira ?

― Il y viendra, sans nul doute, et sans se douter que ce Tomabene est fort lié avec un certain Piccinino qu’on dit chef de bandes, et auquel il a offert hier la fortune d’un prince, à la condition d’enlever ton frère et de l’assassiner au besoin.

― Sainte Madone, protégez-moi ! Le Piccinino ! J’ai entendu parler de lui ; c’est un homme terrible. Est-ce qu’il viendra avec vous ? Je mourrais de peur si je le voyais !

― Et pourtant, dit le bandit, charmé de découvrir que Mila était si peu au courant de l’aventure, je gage que, comme toutes les jeunes filles du pays, tu meurs d’envie de le voir.

― J’en serais curieuse parce qu’on le dit si laid ! Mais je voudrais être sûre qu’il ne me vît point.

― Sois tranquille, il n’y aura que moi, moi tout seul, chez le paysan de Nicolosi. As-tu peur de moi aussi, voyons, enfant que tu es ? Ai-je l’air bien redoutable ? bien méchant ?

― Non, en vérité ! Mais pourquoi faut-il donc que j’aille à ce rendez-vous ? Ne suffit-il pas que j’y envoie l’abbé… je veux dire le moine ?

― Il est méfiant comme le sont tous les criminels ; il n’entrera jamais dans le jardin de Carmelo Tomabene s’il ne t’y voit promener seule. En venant une heure d’avance, tu ne risques point de le rencontrer en chemin ; d’ailleurs, viens par la route de Bel-Passo que tu connais sans doute mieux que l’autre. As-tu jamais été à Nicolosi ?

― Jamais, Seigneur ; y a-t-il bien loin ?

― Trop loin pour tes petits pieds, Mila ; mais tu sais bien te tenir sur une mule ?

― Oh ! oui, je le crois.

― Tu en trouveras une parfaitement sûre et douce, derrière le palais de Palmarosa ; un enfant te la présentera avec une rose blanche pour mot de passe ; mets la bride sur le cou de cette bonne servante, et laisse-la sans crainte marcher vite ; en moins d’une heure elle t’amènera à ma porte sans se tromper, et sans faire un faux pas, quelque effrayant que te paraisse le chemin qu’il lui plaira de choisir. Tu n’auras pas peur, Mila ?

― Et, si je rencontre l’abbé ?

― Fouette ta monture, et ne crains pas qu’on l’atteigne.

― Mais, puisque c’est du côté de Bel-Passo, vous me permettrez de me faire conduire par mon oncle ?

― Non ! ton oncle a affaire ailleurs pour la même cause ; mais, si tu l’avertis, il voudra t’accompagner : s’il te voit, il te suivra, et tout ce que nous aurons tenté deviendra inutile ; je n’ai pas le temps de t’en dire davantage ; il me semble qu’on t’appelle ; tu hésites, donc tu refuses ?

― Je n’hésite pas, j’irai ! Seigneur, vous croyez en Dieu ? »

Cette question ingénue et brusque fit pâlir et sourire en même temps le Piccinino.

« Pourquoi me demandes-tu cela ? dit-il en croisant son capuchon sur sa figure.

― Ah ! vous comprenez bien, dit-elle, Dieu entend tout et voit tout ; il punit le mensonge et assiste l’innocence ! »

La voix de Pier-Angelo, qui appelait sa fille, retentit pour la seconde fois.

« Va-t’en, dit le Piccinino en la soutenant dans ses bras pour l’aider à remonter vite l’escalier ; seulement, si un seul mot t’échappe, nous sommes perdus.

― Vous aussi ?

― Moi aussi !

― Ce serait dommage, pensait Mila en se retournant du haut de l’escalier pour jeter un dernier regard sur le bel étranger, dont il lui était impossible de ne pas faire un héros et un ami d’un rang supérieur, qu’elle plaçait, dans sa riante imagination, à côté d’Agathe. Il avait une si douce voix et un si doux sourire ! son accent était si noble, son air d’autorité si convaincant ! « J’aurai de la discrétion et du courage, se dit-elle ; je ne suis qu’une petite fille, et pourtant c’est moi qui sauverai tout le monde ! » De tout temps, hélas, le passereau s’est laissé fasciner par le vautour.

Dans tout cela, le Piccinino cédait à un besoin inné de compliquer à son profit, ou seulement pour son amusement, les difficultés d’une aventure. Il est vrai qu’il n’y avait pas de meilleur moyen d’attirer chez lui l’abbé Ninfo, que de l’y faire entraîner par un appât de libertinage. Mais il eût pu choisir toute autre femme que la candide Mila pour jouer, à l’aide d’une certaine ressemblance, ou d’un costume analogue, le rôle de la personne qui devait se montrer dans son jardin. L’abbé était