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LES SAUVAGES DE PARIS.

cepter le commandement, il laissa éclater sa douleur, fit faire de solennelles funérailles à son père, et s’enferma pendant un mois sous sa tente, sans permettre à personne d’en approcher. Ce jeune homme, d’une noble et belle figure et d’un caractère froid et mélancolique, renonça dès lors aux terribles pensées qui l’avaient agité.

Plongé dans de pénibles et sérieuses réflexions, il enterra le tomahawk de la guerre, et se fit honneur d’être proclamé chef pacifique. Il voyait diminuer sa tribu de jour en jour, et la petite vérole vint tout à coup la réduire des deux tiers ; c’est-à-dire que de six mille sujets il ne lui en resta que deux mille. À ces causes de douleur vint s’en joindre une que nous trouverions puérile, mais qui est grave dans les idées d’un Indien. Une taie s’étendit sur un de ses yeux, et l’effroi de perdre la vue, joint à la honte qu’une disgrâce physique imprime au front d’un guerrier et d’un chef, lui suggéra le dessein d’aller chez les blancs, autant dans l’espoir de se faire guérir de son mal que dans celui de compenser son infirmité par le prestige qui s’attache aux hommes qui ont voyagé, « qui ont beaucoup vu,

Et partant, beaucoup retenu.

Il confia son gouvernement à son oncle, et partit pour Washington, où sa guérison fut jugée impossible, mais où il conçut le désir de civiliser complètement sa tribu. Ce n’était pas chose aisée. De retour chez lui, il rencontra beaucoup d’opposition parmi les siens. Une partie des chefs secondait son projet, le reste résistait. Alors fut prise une de ces décisions dont l’analogue ne se retrouverait pas dans notre civilisation moderne, mais qui est tout à fait conforme au génie des sociétés antiques. Il fut résolu que le Nuage-Blanc, accompagné de sa famille et des principaux sages et guerriers de sa tribu, partirait pour visiter les établissements des blancs de l’autre côté du grand lac salé (l’Océan), qu’ils voyageraient aussi loin et aussi longtemps qu’ils pourraient, et qu’à leur retour, s’ils attestaient que la civilisation des blancs était partout supérieure à celle des Peaux Rouges, s’ils rapportaient beaucoup de présents, s’ils pouvaient dire qu’ils avaient eu à se louer de leur épreuve et persistaient enfin dans leur opinion, on bâtirait des maisons, on maintiendrait le système de paix avec les voisins, on commencerait à cultiver, et on donnerait l’éducation des blancs aux enfants. Que la tribu et le chef lui même se fissent une idée de la largeur de l’Océan, de l’étendue de la terre et des nécessités de la vie chez nous, je ne le pense pas, autrement ce projet formidable les eût fait reculer. Mais gagnés par les promesses des missionnaires catholiques, naïfs, confiants et curieux comme des hommes primitifs, ils ratifièrent le contrat, et le Nuage-Blanc se mit en route avec sa famille, son sorcier, son orateur et ses amis, pour la capitale des États-Unis, et de là pour l’Europe, certains qu’à leur retour ils seraient l’objet d’une vénération fanatique, et pourraient exercer une domination incontestée. Ce ne fut pas sans motif que le Nuage-Blanc fit choix des plus illustres personnages pour l’accompagner ; les Indiens qui n’ont jamais franchi le désert ne croient point aux merveilles de la civilisation, et regardent tout ce qu’on leur raconte de notre bien-être et de notre industrie comme autant de contes fantastiques pour les gagner et les tromper. En 1832, Oui-Djen-Djone (la Tête de l’œuf de pigeon), un des guerriers les plus distingués des As-sin-ni boins (ceux qui font bouillir la pierre), avait été emmené à Washington par le major Sanford. Il était parti vêtu de peaux de buffles, de plumes d’aigles et de chevelures humaines ; il revint au désert avec un pantalon de drap, une redingote, un chapeau de castor sur la tête, un éventail à la main. Mais là se borna son triomphe. Après avoir curieusement examiné sa toilette, ses compatriotes l’interrogèrent, déclarèrent ses récits incroyables, le condamnèrent comme menteur, et le tuèrent solennellement. Pour éviter un destin semblable, le Nuage-Blanc s’est fait accompagner de dix personnes dignes de foi, lesquelles, avec deux enfants, forment une colonie de douze Indiens Ioways actuellement à Paris, et avec lesquels j’ai eu l’honneur de causer intimement, comme je le raconterai plus tard.

Je poursuis le récit de l’expédition de ces nouveaux Argonautes. Arrivés à Washington, ils trouvèrent des difficultés qu’ils n’avaient sans doute pas prévues. D’une part, il fallait de l’argent pour entreprendre leur tour du monde, et ils n’avaient pour toute liste civile que leurs colliers de wampun, précieux coquillages qui représentent chez eux la monnaie, et que chaque guerrier porte autour de son cou. De l’autre, le gouvernement des États-Unis s’opposait à leur départ pour l’Europe. Depuis la triste fin des Osages, morts chez nous de tristesse et de misère, l’autorité protectrice des Indiens, sachant le mauvais effet que produit le récit de semblables déceptions, leur refuse la permission de s’expatrier. Il fallait donc aux nobles aventuriers ce que, dans notre langue et nos usages prosaïques, nous sommes forcés d’appeler un entrepreneur. Il s’en présenta un qui prit sur lui les frais considérables du voyage, et déposa pour les Ioways une caution de 300,000 francs entre les mains du gouvernement américain.

Nos idées répugnent à cette exploitation de l’homme, et le premier mouvement du public parisien a été de s’indigner qu’un roi et sa cour, exécutant leurs danses sacrées, nous fussent exhibés sur des tréteaux pour la somme de 2 francs par tête de spectateur. Quelques-uns révoquent en doute le caractère illustre de ces curiosités vivantes exposées à nos regards ; d’autres pensent qu’on les trompe, et qu’ils ne se rendent pas compte du préjugé dégradant attaché parmi nous à leur rôle ; car les explications nécessaires qui accompagnent leur exhibition lui donnent, en apparence, quelque analogie avec celle des animaux sauvages ou des figures de cire.

Cependant il n’est rien de plus certain que la bonne foi qui a présidé aux engagements réciproques de ces Indiens et de leur guide ; et si nous pouvons faire un effort pour nous dégager de nos habitudes et de nos préjugés, nous reconnaîtrons que la pensée qui dirige le Nuage-Blanc et ses compagnons est de tout point conforme à celle qui poussait les anciens héros, les aventuriers des temps fabuleux, à voyager et à s’instruire aux frais des populations qui les accueillaient, et qui faisaient avec eux un naïf échange de connaissances élémentaires et de présents en rapport avec les mœurs du temps et des pays. À coup sûr ce moderne Jason n’apprécie point nos préjugés à l’endroit de l’exhibition publique, et ses compatriotes n’y comprendront jamais rien. Il vient, il se montre, il nous voit et il est vu de nous. Il étale son plus beau costume, il enlumine sa face de son plus précieux vermillon, il s’assied, comme un prince qu’il est, parmi ses fiers acolytes, il fume gravement sa pipe, il fait adresser par la bouche de son vénérable orateur un discours affectueux et noble au public étonné, il rend grâces au grand esprit de l’avoir conduit sain et sauf parmi les blancs, qu’il estime et qu’il admire, il les recommande au ciel, ainsi que lui et les siens ; puis sur l’invitation de l’interprète, qui lui exprime le désir des blancs d’assister à ce qu’il y a de plus respectable et de plus beau dans les fêtes de sa nation, il commande la danse de guerre, ou celle encore plus auguste du calumet. Il prend lui-même le tambourin ou le grelot, et il accompagne, de sa voix douce et gutturale, le chant de ses compagnons. Les terribles guerriers, le gracieux enfant et les femmes graves et chastes sautent en rond autour de lui. Lui-même, quelquefois, saisi d’enthousiasme au milieu de ces rites sacrés qui lui rappellent la gloire de ses frères et les affections de sa patrie, il se lève et s’élance parmi eux. Malgré son œil voilé et la mélancolie de son sourire, il est beau, il est noble, et le souvenir de sa destinée triste et courageuse attire les sympathies de ce public, qui est bon aussi, et qui bientôt passe de la terreur à l’attendrissement. Quand ils ont assez dansé à leur gré, car personne ne les commande, et ils se refuseraient à toute exigence que leur interprète ne leur soumettrait pas en termes affectueux