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INDIANA.

qu’à lui, à légitimer leur union… Oui, sur mon honneur ! il y avait songé ; mais l’amour, qui légitime tout, s’affaiblissait maintenant ; il s’en allait avec les dangers de l’aventure et le piquant du mystère. Plus d’hymen possible ; et faites attention : Raymon raisonnait fort bien et tout à fait dans l’intérêt de sa maîtresse.

S’il l’eût aimée vraiment, il aurait pu, en lui sacrifiant son avenir, sa famille et sa réputation, trouver encore du bonheur avec elle, et par conséquent lui en donner ; car l’amour est un contrat aussi bien que le mariage. Mais refroidi comme il se sentait alors, quel avenir pouvait-il créer à cette femme ? L’épouserait-il pour lui montrer chaque jour un visage triste, un cœur froissé, un intérieur désolé ? L’épouserait-il pour la rendre odieuse à sa famille, méprisable à ses égaux, ridicule à ses domestiques, pour la risquer dans une société où elle se sentirait déplacée, où l’humiliation la tuerait, pour l’accabler de remords en lui faisant sentir tous les maux qu’elle avait attirés sur son amant.

Non, vous conviendrez avec lui que ce n’était pas possible, que ce n’eût pas été généreux, qu’on ne lutte point ainsi contre la société, et que cet héroïsme de vertu ressemble à don Quichotte brisant sa lance contre l’aile d’un moulin ; courage de fer qu’un coup de vent disperse, chevalerie d’un autre siècle qui fait pitié à celui-ci.

Après avoir ainsi pesé toutes choses, M. de Ramière comprit qu’il valait mieux briser ce lien malheureux. Les visites de Noun commençaient à lui devenir pénibles. Sa mère, qui était allée passer l’hiver à Paris, ne manquerait pas d’apprendre bientôt ce petit scandale. Déjà elle s’étonnait des fréquents voyages qu’il faisait à Cercy, leur maison de campagne, et des semaines entières qu’il y passait. Il avait bien prétexté un travail sérieux qu’il venait achever loin du bruit des villes ; mais ce prétexte commençait à s’user. Il en coûtait à Raymon de tromper une si bonne mère, de la priver si longtemps de ses soins ; que vous dirai-je ? il quitta Cercy et n’y revint plus.

Noun pleura, attendit, et, malheureuse qu’elle était, voyant le temps s’écouler, se hasarda jusqu’à écrire. Pauvre fille ! ce fut le dernier coup. La lettre d’une femme de chambre ! Elle avait pourtant pris le papier satiné et la cire odorante dans l’écritoire de madame Delmare, le style dans son cœur… Mais l’orthographe ! Savez-vous bien ce qu’une syllabe de plus ou de moins ôte ou donne d’énergie aux sentiments ? Hélas ! la pauvre fille à demi sauvage de l’île Bourbon ignorait même qu’il y eût des règles à la langue. Elle croyait écrire et parler aussi bien que sa maîtresse, et quand elle vit que Raymon ne revenait pas, elle se dit :

« Ma lettre était pourtant bien faite pour le ramener. »

Cette lettre, Raymon n’eut pas le courage de la lire jusqu’au bout. C’était peut-être un chef-d’œuvre de passion naïve et gracieuse ; Virginie n’en écrivit peut-être pas une plus charmante à Paul lorsqu’elle eut quitté sa patrie… Mais M. de Ramière se hâta de la jeter au feu, dans la crainte de rougir de lui-même. Que voulez-vous, encore une fois ? ceci est un préjugé de l’éducation, et l’amour-propre est dans l’amour comme l’intérêt personnel est dans l’amitié.

On avait remarqué dans le monde l’absence de M. de Ramière ; c’est beaucoup dire d’un homme, dans ce monde où ils se ressemblent tous. On peut être homme d’esprit et faire cas du monde, de même qu’on peut être un sot et le mépriser. Raymon l’aimait, et il avait raison ; il y était recherché, il y plaisait ; et, pour lui, cette foule de masques indifférents ou railleurs avait des regards d’attention et des sourires d’intérêt. Des malheureux peuvent être misanthropes, mais les êtres qu’on aime sont rarement ingrats ; du moins Raymon le pensait. Il était reconnaissant des moindres témoignages d’attachement, envieux de l’estime de tous, fier d’un grand nombre d’amitiés.

Avec ce monde dont les préventions sont absolues, tout lui avait réussi, même ses fautes ; et quand il cherchait la cause de cette affection universelle qui l’avait toujours protégé, il la trouvait en lui-même dans le désir qu’il avait de l’obtenir, dans la joie qu’il en ressentait, dans cette bienveillance robuste qu’il prodiguait sans l’épuiser.

Il la devait aussi à sa mère, dont l’esprit supérieur, la conversation attachante et les vertus privées faisaient une femme à part. C’était d’elle qu’il tenait ces excellents principes qui le ramenaient toujours au bien, et l’empêchaient, malgré la fougue de ses vingt-cinq ans, de démériter de l’estime publique. On était aussi plus indulgent pour lui que pour les autres, parce que sa mère avait l’art de l’excuser en le blâmant, de recommander l’indulgence en ayant l’air de l’implorer. C’était une de ces femmes qui ont traversé des époques si différentes, que leur esprit a pris toute la souplesse de leur destinée, qui se sont enrichies de l’expérience du malheur, qui ont échappé aux échafauds de 93, aux vices du Directoire, aux vanités de l’Empire, aux rancunes de la Restauration ; femmes rares, et dont l’espèce se perd.

Ce fut à un bal chez l’ambassadeur d’Espagne que Raymon fit sa rentrée dans le monde.

« M. de Ramière, si je ne me trompe, dit une jolie femme à sa voisine.

— C’est une comète qui paraît à intervalles inégaux, répondit celle-ci. Il y a des siècles qu’on n’a entendu parler de ce joli garçon-là. »

La femme qui parlait ainsi était étrangère et âgée. Sa compagne rougit un peu.

« Il est très-bien, dit-elle ; n’est-ce pas, Madame ?

— Charmant, sur ma parole, dit la vieille Sicilienne.

— Vous parlez, je gage, dit un beau colonel de la garde, du héros des salons éclectiques, le brun Raymon ?

— C’est une belle tête d’étude, reprit la jeune femme.

— Et ce qui vous plaît encore davantage, peut-être, une mauvaise tête, » dit le colonel.

Cette jeune femme était la sienne.

« Pourquoi mauvaise tête ? demanda l’étrangère.

— Des passions toutes méridionales, Madame, et dignes du beau soleil de Palerme. »

Deux ou trois jeunes femmes avancèrent leurs jolies têtes chargées de fleurs pour entendre ce que disait le colonel.

« Il a fait vraiment des ravages à la garnison cette année, continua-t-il. Nous serons obligés, nous autres, de lui chercher une mauvaise querelle pour nous en débarrasser.

— Si c’est un Lovelace, tant pis, dit une jeune personne à la physionomie moqueuse ; je ne peux pas souffrir les gens que tout le monde aime. »

La comtesse ultramontaine attendit que le colonel fût un peu loin, et, donnant un léger coup de son éventail sur les doigts de mademoiselle de Nangy :

« Ne parlez pas ainsi, lui dit-elle ; vous ne savez pas ce que c’est, ici, qu’un homme qui veut être aimé.

— Vous croyez donc qu’il ne s’agit pour eux que de vouloir ? dit la jeune fille aux longs yeux sardoniques.

— Mademoiselle, dit le colonel, qui se rapprochait pour l’inviter à danser, prenez garde que le beau Raymon ne vous entende ! »

Mademoiselle de Nangy se prit à rire ; mais, de toute la soirée, le joli groupe dont elle faisait partie n’osa plus parler de M. de Ramière.

V.

M. de Ramière errait sans dégoût et sans ennui dans les plis ondoyants de cette foule parée.

Cependant il se débattait contre le chagrin. En rentrant dans son monde à lui, il avait comme des remords, comme de la honte de toutes les folles idées qu’un attachement disproportionné lui avait suggérées. Il regardait ces femmes si brillantes aux lumières ; il écoutait leur entretien délicat et fin ; il entendait vanter leurs talents ; et dans ces merveilles choisies, dans ces toilettes presque royales, dans ces propos exquis, il trouvait partout le reproche d’avoir dérogé à sa propre destinée. Mais, malgré cette