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FRANÇOIS LE CHAMPI.

sa demeure ; tout ce qu’il savait c’était se tenir sur un cheval indompté, comme un oiseau sur une branche secouée par l’orage.

J’ai fait élever plusieurs champis des deux sexes qui sont venus à bien au physique et au moral. Il n’en est pas moins certain que ces pauvres enfants sont généralement disposés, par l’absence d’éducation, dans les campagnes, à devenir des bandits. Confiés aux gens les plus pauvres, à cause du secours insuffisant qui leur est attribué, ils servent souvent à exercer, au profit de leurs parents putatifs, le honteux métier de la mendicité. Ne serait-il pas possible d’augmenter ce secours, et d’y mettre pour condition que les champis ne mendieront pas, même à la porte des voisins et des amis ?

J’ai fait aussi cette expérience, que rien n’est plus difficile que d’inspirer le sentiment de la dignité et l’amour du travail aux enfants qui ont commencé par vivre sciemment de l’aumône.

GEORGE SAND.
Nohant, 20 mai 1852.



AVANT-PROPOS.

Nous revenions de la promenade, R*** et moi, au clair de la lune, qui argentait faiblement les sentiers dans la campagne assombrie. C’était une soirée d’automne tiède et doucement voilée ; nous remarquions la sonorité de l’air dans cette saison et ce je ne sais quoi de mystérieux qui règne alors dans la nature. On dirait qu’à l’approche du lourd sommeil de l’hiver chaque être et chaque chose s’arrangent furtivement pour jouir d’un reste de vie et d’animation avant l’engourdissement fatal de la gelée : et, comme s’ils voulaient tromper la marche du temps, comme s’ils craignaient d’être surpris et interrompus dans les derniers ébats de leur fête, les êtres et les choses de la nature procèdent sans bruit et sans activité apparente à leurs ivresses nocturnes. Les oiseaux font entendre des cris étouffés au lieu des joyeuses fanfares de l’été. L’insecte des sillons laisse échapper parfois une exclamation indiscrète ; mais tout aussitôt il s’interrompt, et va rapidement porter son chant ou sa plainte à un autre point de rappel. Les plantes se hâtent d’exhaler un dernier parfum, d’autant plus suave qu’il est plus subtil et comme contenu. Les feuilles jaunissantes n’osent frémir au souffle de l’air, et les troupeaux paissent en silence sans cris d’amour ou de combat.

Nous-mêmes, mon ami et moi, nous marchions avec une certaine précaution, et un recueillement instinctif nous rendait muets et comme attentifs à la beauté adoucie de la nature, à l’harmonie enchanteresse de ses derniers accords, qui s’éteignaient dans un pianissimo insaisissable. L’automne est un andante mélancolique et gracieux qui prépare admirablement le solennel adagio de l’hiver.

— Tout cela est si calme, me dit enfin mon ami, qui, malgré notre silence, avait suivi mes pensées comme je suivais les siennes ; tout cela paraît absorbé dans une rêverie si étrangère et si indifférente aux travaux, aux prévoyances et aux soucis de l’homme, que je me demande quelle expression, quelle couleur, quelle manifestation d’art et de poésie l’intelligence humaine pourrait donner en ce moment à la physionomie de la nature. Et, pour mieux te définir le but de ma recherche, je compare cette soirée, ce ciel, ce paysage, éteints et cependant harmonieux et complets, à l’âme d’un paysan religieux et sage qui travaille et profite de son labeur, qui jouit de la vie qui lui est propre, sans besoin, sans désir et sans moyen de manifester et d’exprimer sa vie intérieure. J’essaie de me placer au sein de ce mystère de la vie rustique et naturelle, moi civilisé, qui ne sais pas jouir par l’instinct seul, et qui suis toujours tourmenté du désir de rendre compte aux autres et à moi-même de ma contemplation ou de ma méditation.

Et alors, continua mon ami, je cherche avec peine quel rapport peut s’établir entre mon intelligence qui agit trop et celle de ce paysan qui n’agit pas assez ; de même que je me demandais tout à l’heure ce que la peinture, la musique, la description, la traduction de l’art, en un mot, pourrait ajouter à la beauté de cette nuit d’automne qui se révèle à moi par une réticence mystérieuse, et qui me pénètre sans que je sache par quelle magique communication.

— Voyons, répondis-je, si je comprends bien comment la question est posée : Cette nuit d’octobre, ce ciel incolore, cette musique sans mélodie marquée ou suivie, ce calme de la nature, ce paysan qui se trouve plus près de nous, par sa simplicité, pour en jouir et la comprendre sans la décrire, mettons tout cela ensemble, et appelons-le la vie primitive, relativement à notre vie développée et compliquée, que j’appellerai la vie factice. Tu demandes quel est le rapport possible, le lien direct entre ces deux états opposés de l’existence des choses et des êtres, entre le palais et la chaumière, entre l’artiste et la création, entre le poëte et le laboureur.

— Oui, reprit-il, et précisons : entre la langue que parlent cette nature, cette vie primitive, ces instincts, et celle que parlent l’art, la science, la connaissance, en un mot ?

— Pour parler le langage que tu adoptes, je te répondrai qu’entre la connaissance et la sensation, le rapport, c’est le sentiment.

— Et c’est sur la définition de ce sentiment que précisément je t’interroge en m’interrogeant moi-même. C’est lui qui est chargé de la manifestation qui m’embarrasse ; c’est lui qui est l’art, l’artiste, si tu veux, chargé de traduire cette candeur, cette grâce, ce charme de la vie primitive, à ceux qui ne vivent que de la vie factice, et qui sont, permets-moi de le dire, en face de la nature et de ses secrets divins, les plus grands crétins du monde.

— Tu ne me demandes rien moins que le secret de l’art : cherche-le dans le sein de Dieu, car aucun artiste ne pourra te le révéler. Il ne le sait pas lui-même, et ne pourrait rendre compte des causes de son inspiration ou de son impuissance. Comment faut-il s’y prendre pour exprimer le beau, le simple et le vrai ? Est-ce que je le sais ? Et qui pourrait nous l’apprendre ? les plus grands artistes ne le pourraient pas non plus, parce que s’ils cherchaient à le faire, ils cesseraient d’être artistes, ils deviendraient critiques ; et la critique !…

— Et la critique, reprit mon ami, tourne depuis des siècles autour du mystère sans y rien comprendre. Mais pardonne-moi, ce n’est pas là précisément ce que je demandais. Je suis plus sauvage que cela dans ce moment-ci ; je révoque en doute la puissance de l’art. Je la méprise, je l’anéantis, je prétends que l’art n’est pas né, qu’il n’existe pas, ou bien que, s’il a vécu, son temps est fait. Il est usé, il n’a plus de formes, il n’a plus de souffle, il n’a plus de moyens pour chanter la beauté du vrai. La nature est une œuvre d’art, mais Dieu est le seul artiste qui existe, et l’homme n’est qu’un arrangeur de mauvais goût. La nature est belle, le sentiment s’exhale de tous ses pores ; l’amour, la jeunesse, la beauté y sont impérissables. Mais l’homme n’a pour les sentir et les exprimer que des moyens absurdes et des facultés misérables. Il vaudrait mieux qu’il ne s’en mêlât pas, qu’il fût muet et se renfermât dans la contemplation. Voyons, qu’en dis-tu ?

— Cela me va, et je ne demanderais pas mieux, répondis-je.

— Ah ! s’écria-t-il, tu vas trop loin, et tu entres trop dans mon paradoxe. Je plaide ; réplique.

— Je répliquerai donc qu’un sonnet de Pétrarque a sa beauté relative, qui équivaut à la beauté de l’eau de Vaucluse ; qu’un beau paysage de Ruysdaël a son charme qui équivaut à celui de la soirée que voici ; que Mozart chante dans la langue des hommes aussi bien que Philomèle dans celle des oiseaux ; que Shakspeare fait passer les passions, les sentiments et les instincts, comme l’homme le plus primitif et le plus vrai peut les ressentir. Voilà l’art, le rapport, le sentiment, en un mot.