Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1855.djvu/121

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
INDIANA.

mer, et que résister mentalement à toute espèce de contrainte morale était devenu chez elle une seconde nature, un principe de conduite, une loi de conscience. On n’avait point cherché à lui en prescrire d’autre que celle de l’obéissance aveugle.

Élevée au désert, négligée de son père, vivant au milieu des esclaves, pour qui elle n’avait d’autre secours, d’autre consolation que sa compassion et ses larmes, elle s’était habituée à dire : « Un jour viendra où tout sera changé dans ma vie, où je ferai du bien aux autres ; un jour où l’on m’aimera, où je donnerai tout mon cœur à celui qui me donnera le sien ; en attendant, souffrons ; taisons-nous, et gardons notre amour pour récompense à qui me délivrera. » Ce libérateur, ce messie n’était pas venu ; Indiana l’attendait encore. Elle n’osait plus, il est vrai, s’avouer toute sa pensée. Elle avait compris sous les charmilles taillées du Lagny que la pensée même devait avoir là plus d’entraves que sous les palmistes sauvages de l’île Bourbon ; et lorsqu’elle se surprenait à dire encore par l’habitude : « Un jour viendra… un homme viendra… », elle refoulait ce vœu téméraire au fond de son âme, et se disait : « Il faudra donc mourir ! »

Aussi elle se mourait. Un mal inconnu dévorait sa jeunesse. Elle était sans force et sans sommeil. Les médecins lui cherchaient en vain une désorganisation apparente, il n’en existait pas ; toutes ses facultés s’appauvrissaient également, tous ses organes se lésaient avec lenteur ; son cœur brûlait à petit feu, ses yeux s’éteignaient, son sang ne circulait plus que par crise et par fièvre ; encore quelque temps, et la pauvre captive allait mourir. Mais, quelle que fût sa résignation ou son découragement, le besoin restait le même. Ce cœur silencieux et brisé appelait toujours à son insu un cœur jeune et généreux pour le ranimer. L’être qu’elle avait le plus aimé jusque-là, c’était Noun, la compagne enjouée et courageuse de ses ennuis ; et l’homme qui lui avait témoigné le plus de prédilection, c’était son flegmatique cousin sir Ralph. Quels aliments pour la dévorante activité de ses pensées, qu’une pauvre fille ignorante et délaissée comme elle, et un Anglais passionné seulement pour la chasse du renard !

Madame Delmare était vraiment malheureuse, et la première fois qu’elle sentit dans son atmosphère glacée pénétrer le souffle embrasé d’un homme jeune et ardent, la première fois qu’une parole tendre et caressante enivra son oreille, et qu’une bouche frémissante vint comme un fer rouge marquer sa main, elle ne pensa ni aux devoirs qu’on lui avait imposés, ni à la prudence qu’on lui avait recommandée, ni à l’avenir qu’on lui avait prédit ; elle ne se rappela que le passé odieux, ses longues souffrances, ses maîtres despotiques. Elle ne pensa pas non plus que cet homme pouvait être menteur ou frivole. Elle le vit comme elle le désirait, comme elle l’avait rêvé, et Raymon eût pu la tromper s’il n’eût pas été sincère.

Mais comment ne l’eût-il pas été auprès d’une femme si belle et si aimante ! Quelle autre s’était jamais montrée à lui avec autant de candeur et d’innocence ? Chez qui avait-il trouvé à placer un avenir si riant et si sûr ? N’était-elle pas née pour l’aimer, cette femme esclave qui n’attendait qu’un signe pour briser sa chaîne, qu’un mot pour le suivre ? Le ciel, sans doute, l’avait formée pour Raymon, cette triste enfant de l’île Bourbon, que personne n’avait aimée, et qui sans lui devait mourir.

Néanmoins un sentiment d’effroi succéda, dans le cœur de madame Delmare, à ce bonheur fiévreux qui venait de l’envahir. Elle songea à son époux si ombrageux, si clairvoyant, si vindicatif, et elle eut peur, non pour elle qui était aguerrie aux menaces, mais pour l’homme qui allait entreprendre une guerre à mort avec son tyran. Elle connaissait si peu la société qu’elle se faisait de la vie un roman tragique ; timide créature qui n’osait aimer, dans la crainte d’exposer son amant à périr, elle ne songeait nullement au danger de se perdre.

Ce fut donc là le secret de sa résistance, le motif de sa vertu. Elle prit le lendemain la résolution d’éviter M. de Ramière. Il y avait, le soir même, bal chez un des premiers banquiers de Paris. Madame de Carvajal, qui aimait le monde comme une vieille femme sans affections, voulait y conduire Indiana ; mais Raymon devait y être, et Indiana se promit de n’y pas aller. Pour éviter les persécutions de sa tante, madame Delmare, qui ne savait résister que de fait, feignit d’accepter la proposition ; elle laissa préparer sa toilette, et elle attendit que madame de Carvajal eût fait la sienne ; alors elle passa une robe de chambre, s’installa au coin du feu, et l’attendit de pied ferme. Quand la vieille Espagnole, roide et parée comme un portrait de Van Dyck, vint pour la prendre, Indiana déclara qu’elle se trouvait malade et ne se sentait pas la force de sortir. En vain la tante insista pour qu’elle fît un effort.

« Je le voudrais de tout mon cœur, répondit-elle ; vous voyez que je ne puis me soutenir. Je ne vous serais qu’embarrassante aujourd’hui. Allez au bal sans moi, ma bonne tante, je me réjouirai de votre plaisir.

— Aller sans toi ! dit madame de Carvajal, qui mourrait d’envie de n’avoir pas fait une toilette inutile, et qui reculait devant l’effroi d’une soirée solitaire. Mais qu’irai-je faire dans le monde, moi, vieille femme, que l’on ne recherche que pour t’approcher ? Que deviendrai-je sans les beaux yeux de ma nièce pour me faire valoir ?

— Votre esprit y suppléera, ma bonne tante, » dit Indiana.

La marquise de Carvajal, qui ne demandait qu’à se laisser persuader, partit enfin. Alors Indiana cacha sa tête dans ses deux mains et se mit à pleurer ; car elle avait fait un grand sacrifice, et croyait avoir déjà ruiné le riant édifice de la veille.

Mais il n’en pouvait être ainsi pour Raymon. La première chose qu’il vit au bal, ce fut l’orgueilleuse aigrette de la vieille marquise. En vain il chercha autour d’elle la robe blanche et les cheveux noirs d’Indiana. Il approcha ; il entendit qu’elle disait à demi-voix à une autre femme :

« Ma nièce est malade, ou plutôt, ajouta-t-elle pour autoriser sa présence au bal, c’est un caprice de jeune femme. Elle a voulu rester seule, un livre à la main dans le salon, comme une belle sentimentale.

— Me fuirait-elle ? » pensa Raymon.

Aussitôt il quitte le bal. Il arrive chez la marquise, passe sans rien dire au concierge, et demande madame Delmare au premier domestique qu’il trouve à demi endormi dans l’antichambre.

« Madame Delmare est malade.

— Je le sais. Je viens chercher de ses nouvelles de la part de madame de Carvajal.

— Je vais prévenir madame…

— C’est inutile ; madame Delmare me recevra. »

Et Raymon entre sans se faire annoncer. Tous les autres domestiques étaient couchés. Un triste silence régnait dans ces appartements déserts. Une seule lampe, couverte de son chapiteau de taffetas vert, éclairait faiblement le grand salon. Indiana avait le dos tourné à la porte ; cachée tout entière dans un large fauteuil, elle regardait tristement brûler les tisons, comme le soir où Raymon était entré au Lagny par-dessus les murs ; plus triste maintenant, car à une souffrance vague, à des désirs sans but, avaient succédé une joie fugitive, un rayon de bonheur perdu.

Raymon, chaussé pour le bal, approcha sans bruit sur le tapis sourd et moelleux. Il la vit pleurer, et lorsqu’elle tourna la tête, elle le trouva à ses pieds, s’emparant avec force de ses mains, qu’elle s’efforçait en vain de lui retirer. Alors, j’en conviens, elle vit avec une ineffable joie échouer son plan de résistance. Elle sentit qu’elle aimait avec passion cet homme qui ne s’inquiétait point des obstacles, et qui venait lui donner du bonheur malgré elle. Elle bénit le ciel qui rejetait son sacrifice, et, au lieu de gronder Raymon, elle faillit le remercier.

Pour lui, il savait déjà qu’il était aimé. Il n’avait pas besoin de voir la joie qui brillait au travers de ses larmes pour comprendre qu’il était le maître et qu’il pouvait oser. Il ne lui donna pas le temps de l’interroger, et, changeant de rôle avec elle, sans lui expliquer sa présence inattendue, sans chercher à se rendre moins coupable qu’il ne l’était :