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INDIANA.

« Eh quoi ! se dit-il, cet Anglais, jeune et carré, a le privilège d’être admis dans l’appartement le plus secret de madame Delmare ! Son insipide image est toujours là qui regarde froidement les actes les plus intimes de sa vie ! Il la surveille, il la garde, il suit tous ses mouvements ; il la possède à toute heure ! La nuit, il la voit dormir et surprend le secret de ses rêves ; le matin, quand elle sort toute blanche et toute frémissante de son lit, il aperçoit son pied délicat qui se pose nu sur le tapis ; et quand elle s’habille avec précaution, quand elle ferme les rideaux de sa fenêtre, et qu’elle interdit même au jour de pénétrer trop indiscrètement jusqu’à elle ; quand elle se croit bien seule, bien cachée, cette insolente figure est là qui se repaît de ses charmes ! Cet homme tout botté préside à sa toilette. »

« Cette gaze couvre-t-elle ordinairement le tableau que voici ? dit-il à la femme de chambre.

— Toujours, répondit-elle, quand madame est absente. Mais ne vous donnez pas la peine de la replacer ; madame arrive dans quelques jours.

— En ce cas, Noun, vous feriez bien de lui dire que cette figure a l’air impertinent… À la place de M. Delmare, je n’aurais consenti à la laisser ici qu’après lui avoir crevé les deux yeux… Mais voilà bien la grossière jalousie des maris ! ils imaginent tout et ne comprennent rien.

— Qu’avez-vous donc contre la figure de ce bon M. Brown ? dit Noun en refaisant le lit de sa maîtresse ; c’est un si excellent maître ! Je ne l’aimais pas beaucoup autrefois, parce que j’entendais toujours dire à madame qu’il était égoïste ; mais, depuis le jour où il a pris tant de soin de vous…

— En effet, interrompit Raymon, c’est lui qui m’a secouru, je le reconnais bien à présent… Mais je ne dois son intérêt qu’aux prières de madame Delmare…

— C’est qu’elle est si bonne, ma maîtresse ! dit la pauvre Noun. Qui est-ce qui ne deviendrait pas bon auprès d’elle ? »

Lorsque Noun parlait de madame Delmare, Raymon l’écoutait avec un intérêt dont elle ne se méfiait pas.

La journée se passa donc assez paisiblement sans que Noun osât amener la conversation à son véritable but. Enfin, vers le soir, elle fit un effort, et le força de lui déclarer ses intentions.

Raymon n’en avait pas d’autre que de se débarrasser d’un témoin dangereux et d’une femme qu’il n’aimait plus. Mais il voulait assurer son sort, et il lui fit en tremblant les offres les plus libérales…

Cet affront fut amer à la pauvre fille ; elle s’arracha les cheveux, et se fût brisé la tête si Raymon n’eût employé la force pour la retenir. Alors, faisant usage de toutes les ressources de langage et d’esprit que la nature lui avait données, il lui fit comprendre que ce n’était pas à elle, mais à l’enfant dont elle allait être mère, qu’il voulait offrir ses secours.

« C’est mon devoir, lui dit-il ; c’est à titre d’héritage pour lui que je vous les transmets, et vous seriez coupable envers lui si une fausse délicatesse vous les faisait repousser. »

Noun se calma, elle s’essuya les yeux.

« Eh bien, dit-elle, je les accepterai si vous voulez me promettre de m’aimer encore ; car, pour vous être acquitté envers l’enfant, vous ne le serez point envers la mère. Lui, vos dons le feront vivre ; mais moi, votre indifférence me tuera. Ne pouvez-vous me prendre auprès de vous pour vous servir ? Voyez, je ne suis pas exigeante ; je n’ambitionne point ce qu’une autre à ma place aurait peut-être eu l’art d’obtenir. Mais permettez-moi d’être votre servante. Faites-moi entrer chez votre mère. Elle sera contente de moi, je vous le jure, et, si vous ne m’aimez plus, du moins je vous verrai.

— Ce que vous me demandez est impossible, ma chère Noun. Dans l’état où vous êtes, vous ne pouvez songer à entrer au service de personne ; et tromper ma mère, me jouer de sa confiance, serait une bassesse à laquelle je ne consentirai jamais. Allez à Lyon ou à Bordeaux ; je me charge de ne vous laisser manquer de rien jusqu’au moment où vous pourrez vous montrer. Alors je vous placerai chez quelque personne de ma connaissance, à Paris même si vous le désirez… si vous tenez à vous rapprocher de moi… ; mais sous le même toit, cela est impossible…

— Impossible ! dit Noun en joignant les mains avec douleur ; je vois bien que vous me méprisez, vous rougissez de moi… Eh bien, non, je ne m’éloignerai pas, je ne m’en irai pas, seule et humiliée, mourir abandonnée dans quelque ville lointaine où vous m’oublierez. Que m’importe ma réputation ! c’est votre amour que je voulais conserver !…

— Noun, si vous craignez que je vous trompe, venez avec moi. La même voiture nous conduira au lieu que vous choisirez ; partout, excepté à Paris ou chez ma mère, je vous suivrai, je vous prodiguerai les soins que je vous dois…

— Oui, pour m’abandonner le lendemain du jour où vous m’aurez déposée, inutile fardeau, sur une terre étrangère ! dit-elle en souriant amèrement. Non, Monsieur, non ; je reste : je ne veux pas tout perdre à la fois. J’aurais sacrifié, pour vous suivre, la personne que j’aimais le mieux au monde avant de vous connaître ; mais je ne suis pas assez jalouse de cacher mon déshonneur pour sacrifier et mon amour et mon amitié. J’irai me jeter aux pieds de madame Delmare, je lui dirai tout, et elle me pardonnera, je le sais ; car elle est bonne, et elle m’aime. Nous sommes nées presque le même jour, elle est ma sœur de lait. Nous ne nous sommes jamais quittées, elle ne voudra pas que je la quitte, elle pleurera avec moi, elle me soignera, elle aimera mon enfant, mon pauvre enfant ! Qui sait ? elle qui n’a pas le bonheur d’être mère, elle l’élèvera peut-être comme le sien !… Ah ! j’étais folle de vouloir la quitter ; car c’est la seule personne au monde qui prendra pitié de moi !… »

Cette résolution jetait Raymon dans une affreuse perplexité, quand tout à coup le roulement d’une voiture se fit entendre dans la cour. Noun, épouvantée, courut à la fenêtre.

« C’est madame Delmare ! s’écria-t-elle ; fuyez ! »

La clef de l’escalier dérobé fut introuvable dans ce moment de désordre. Noun prit le bras de Raymon et l’entraîna précipitamment dans le corridor ; mais ils n’en avaient pas atteint la moitié, qu’ils entendirent marcher dans ce même passage ; la voix de madame Delmare se fit entendre à dix pas devant eux, et déjà une bougie, portée par un domestique qui l’accompagnait jetait sa lueur vacillante sur leurs figures effrayées. Noun n’eut que le temps de revenir sur ses pas, entraînant toujours Raymon, et de rentrer avec lui dans la chambre à coucher.

Un cabinet de toilette, fermé par une porte vitrée, pouvait offrir un refuge pour quelques instants ; mais il n’y avait aucun moyen de s’y enfermer, et madame Delmare pouvait y entrer en arrivant. Pour n’être donc pas surpris sur-le-champ, Raymon fut obligé de se jeter dans l’alcôve et de se cacher derrière les rideaux. Il n’était pas probable que madame Delmare se coucherait tout de suite, et jusque-là Noun pouvait trouver un moment pour le faire évader.

Indiana entra vivement, jeta son chapeau sur le lit et embrassa Noun avec la familiarité d’une sœur. Il y avait si peu de clarté dans l’appartement, qu’elle ne remarqua pas l’émotion de sa compagne.

« Tu m’attendais donc ? lui dit-elle en approchant du feu ; comment savais-tu mon arrivée ? »

Et, sans attendre sa réponse :

« M. Delmare, ajouta-t-elle, sera ici demain. En recevant sa lettre, je suis partie sur-le-champ. J’ai des raisons pour le recevoir ici et non à Paris. Je te les dirai. Mais parle-moi donc ; tu n’as pas l’air heureuse de me voir comme à ton ordinaire.

— Je suis triste, dit Noun en s’agenouillant auprès de sa maîtresse pour la déchausser. Moi aussi, j’ai à vous parler, mais plus tard ; maintenant, venez au salon.

— Dieu m’en garde ! quelle idée ! il y fait un froid mortel.