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INDIANA.

Lorsque Indiana ressaisit la mémoire de ce qui s’était passé pendant cette nuit misérable, elle chercha vainement à retrouver celle des instants de son délire. Elle n’aurait donc pu expliquer à son cousin quelles pensées la dominaient une heure auparavant ; mais il les devina, et comprit l’état de son cœur sans l’interroger. Seulement, il lui prit la main et lui dit d’un ton doux, mais solennel :

« Ma cousine, j’exige de vous une promesse : c’est le dernier témoignage d’amitié dont je vous importunerai.

— Parlez, répondit-elle ; vous obliger est le dernier bonheur qui me reste.

— Eh bien, jurez-moi, reprit Ralph, de ne plus avoir recours au suicide sans m’en prévenir. Je vous jure sur l’honneur de ne m’y opposer en aucune manière. Je ne tiens qu’à être averti ; quant au reste, je m’en soucie aussi peu que vous, et vous savez que j’ai eu souvent la même idée…

— Pourquoi me parlez-vous de suicide ? dit madame Delmare. Je n’ai jamais voulu attenter à ma vie. Je crains Dieu ; sans cela !…

— Tout à l’heure, Indiana, quand je vous ai saisie dans mes bras, quand cette pauvre bête (et il caressait Ophélia) vous a retenue par votre robe, vous aviez oublié Dieu et tout l’univers, votre cousin Ralph comme les autres… »

Une larme vint au bord de la paupière d’Indiana. Elle pressa la main de sir Ralph.

« Pourquoi m’avez-vous arrêtée ? lui dit-elle tristement ; je serais maintenant dans le sein de Dieu, car je n’étais pas coupable, je n’avais pas la conscience de ce que je faisais…

— Je l’ai bien vu, et j’ai pensé qu’il valait mieux se donner la mort avec réflexion. Nous en reparlerons si vous voulez… »

Indiana tressaillit. La voiture qui les conduisait s’arrêta devant la maison où elle devait retrouver son mari. Elle n’eut pas la force de monter les escaliers ; Ralph la porta jusque dans sa chambre. Tout leur domestique était réduit à une femme de service, qui était allée commenter la fuite de madame Delmare dans le voisinage, et à Lelièvre, qui, en désespoir de cause, avait été s’informer à la Morgue des cadavres apportés dans la matinée. Ralph resta donc auprès de madame Delmare pour la soigner. Elle était en proie à de vives souffrances lorsque la sonnette, rudement ébranlée, annonça le retour du colonel. Un frisson de terreur et de haine parcourut tout son sang. Elle prit brusquement le bras de son cousin :

« Écoutez, Ralph, lui dit-elle, si vous avez un peu d’attachement pour moi, vous m’épargnerez la vue de cet homme dans l’état où je suis. Je ne veux pas lui faire pitié, j’aime mieux sa colère que sa compassion… N’ouvrez pas, ou renvoyez-le ; dites-lui que l’on ne m’a pas retrouvée… »

Ses lèvres tremblaient, ses bras se contractaient avec une énergie convulsive pour retenir Ralph. Partagé entre deux sentiments contraires, le pauvre baronnet ne savait quel parti prendre. Delmare secouait la sonnette à la briser, et sa femme était mourante sur son fauteuil.

« Vous ne songez qu’à sa colère, dit enfin Ralph, vous ne songez pas à ses tourments, à son inquiétude ; vous croyez toujours qu’il vous hait… Si vous aviez vu sa douleur ce matin !… »

Indiana laissa retomber son bras avec accablement, et Ralph alla ouvrir.

« Elle est ici ? cria le colonel en entrant. Mille sabords de Dieu ! j’ai assez couru pour la retrouver ; je lui suis fort obligé du joli métier qu’elle me fait faire ? Le ciel la confonde ! Je ne veux pas la voir, car je la tuerais.

— Vous ne songez pas qu’elle vous entend, répondit Ralph à voix basse. Elle est dans un état à ne pouvoir supporter aucune émotion pénible. Modérez-vous.

— Vingt-cinq mille malédictions ! hurla le colonel, j’en ai bien supporté d’autres, moi, depuis ce matin. Bien m’a pris d’avoir les nerfs comme des câbles. Où est, s’il vous plaît, le plus froissé, le plus fatigué, le plus justement malade d’elle ou de moi ? Et où l’avez-vous trouvée ? que faisait-elle ? Elle est cause que j’ai outrageusement traité cette vieille folle de Carvajal, qui me faisait des réponses ambiguës et s’en prenait à moi de cette belle équipée… Malheur ! je suis éreinté ! »

En parlant ainsi de sa voix rauque et dure, Delmare s’était jeté sur une chaise dans l’antichambre ; il essuyait son front baigné de sueur malgré le froid rigoureux de la saison ; il racontait en jurant ses fatigues, ses anxiétés, ses souffrances ; il faisait mille questions, et heureusement il n’écoutait pas les réponses, car le pauvre Ralph ne savait pas mentir, et il ne voyait rien dans ce qu’il avait à raconter qui pût apaiser le colonel. Il restait assis sur une table, impassible et muet comme s’il eût été absolument étranger aux angoisses de ces deux personnes, et cependant plus malheureux de leurs chagrins qu’elles-mêmes.

Madame Delmare, en entendant les imprécations de son mari, se sentit plus forte qu’elle ne s’y attendait. Elle aimait mieux ce courroux qui la réconciliait avec elle-même, qu’une générosité qui eût excité ses remords. Elle essuya la dernière trace de ses larmes, et rassembla un reste de force qu’elle ne s’inquiétait pas d’épuiser en un jour, tant la vie lui pesait. Quand son mari l’aborda d’un air impérieux et dur, il changea tout d’un coup de visage et de ton, et se trouva contraint devant elle, maté par la supériorité de son caractère. Il essaya alors d’être digne et froid comme elle ; mais il n’en put jamais venir à bout.

« Daignerez-vous m’apprendre, madame, lui dit-il, où vous avez passé la matinée et peut-être la nuit ? »

Ce peut-être apprit à madame Delmare que son absence avait été signalée assez tard. Son courage s’en augmenta.

« Non, Monsieur, répondit-elle, mon intention n’est pas de vous le dire. »

Delmare verdit de colère et de surprise.

« En vérité, dit-il d’une voix chevrotante, vous espérez me le cacher ?

— J’y tiens fort peu, répondit-elle d’un ton glacial. Si je refuse de vous répondre, c’est absolument pour la forme. Je veux vous convaincre que vous n’avez pas le droit de m’adresser cette question.

— Je n’en ai pas le droit, mille couleuvres ! Qui donc est le maître ici, de vous ou de moi ? qui donc porte une jupe et doit filer une quenouille ? Prétendez-vous m’ôter la barbe du menton ? Cela vous sied bien, femmelette !

— Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maître. Vous pouvez lier mon corps, garrotter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez le droit du plus fort, et la société vous le confirme ; mais sur ma volonté, Monsieur, vous ne pouvez rien, Dieu seul peut la courber et la réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un instrument de supplice qui vous donne prise sur elle ! c’est comme si vouliez manier l’air et saisir le vide !

— Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient.

— Vous pouvez m’imposer silence, mais non m’empêcher de penser.

— Orgueil imbécile, morgue de vermisseau ! vous abusez de la pitié qu’on a de vous ! Mais vous verrez bien qu’on peut dompter ce grand caractère sans se donner beaucoup de peine.

— Je ne vous conseille pas de le tenter, votre repos en souffrirait, votre dignité n’y gagnerait rien.

— Vous croyez ? dit-il en lui meurtrissant la main entre son index et son pouce.

— Je le crois, » dit-elle sans changer de visage.

Ralph fit deux pas, prit le bras du colonel dans sa main de fer, et le fit ployer comme un roseau en lui disant d’un ton pacifique :

« Je vous prie de ne pas toucher à un cheveu de cette femme. »

Delmare eut envie de se jeter sur lui ; mais il sentit qu’il avait tort, et il ne craignait rien tant au monde que de rougir de lui-même. Il le repoussa en se contentant de lui dire :