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INDIANA.

t’en réjouir dans les bras de ton amant. Je ne veux pas assurer votre bonheur à tous deux, je veux vivre pour vous faire souffrir, pour te voir dépérir de langueur et d’ennui, pour déshonorer l’infâme qui s’est joué de moi. » Il se débattait contre les tortures de la rage, lorsque Ralph entra par une autre porte de la varangue et rencontra Indiana échevelée, dans l’état où cette horrible scène l’avait laissée. Mais elle n’avait pas témoigné la moindre frayeur, elle n’avait pas laissé échapper un cri, elle n’avait pas élevé la main pour demander grâce. Fatiguée de la vie, il semblait qu’elle eût éprouvé le désir cruel de donner à Delmare le temps de consommer un meurtre en n’appelant personne à son secours. Il est certain qu’au moment où cet événement avait eu lieu Ralph était à vingt pas de là, et qu’il n’avait pas entendu le moindre bruit.

« Indiana ! s’écria-t-il en reculant d’effroi et de surprise, qui vous a blessée ainsi ?

— Vous le demandez ? répondit-elle avec un sourire amer ; quel autre que votre ami en a le droit et la volonté ? »

Ralph jeta par terre le rotin qu’il tenait ; il n’avait pas besoin d’autres armes que ses larges mains pour étrangler Delmare. Il franchit la distance en deux sauts, enfonça la porte d’un coup de poing… mais il trouva Delmare étendu par terre, le visage violet, la gorge enflée, en proie aux convulsions étouffées d’une congestion sanguine.

Il s’empara des papiers épars sur le plancher. En reconnaissant l’écriture de Raymon, en voyant les débris de la cassette, il comprit ce qui s’était passé ; et, recueillant avec soin ces pièces accusatrices, il courut les remettre à madame Delmare en l’engageant à les brûler tout de suite. Delmare ne s’était probablement pas donné le temps de tout lire.

Il la pria ensuite de se retirer dans sa chambre pendant qu’il appellerait les esclaves pour secourir le colonel ; mais elle ne voulut ni brûler les papiers ni cacher sa blessure.

« Non, lui dit-elle avec hauteur, je ne veux pas, moi ! Cet homme n’a pas daigné autrefois cacher ma fuite à madame de Carvajal ; il s’est empressé de publier ce qu’il appelait mon déshonneur. Je veux montrer à tous les yeux ce stigmate du sien qu’il a pris soin d’imprimer lui-même sur mon visage. C’est une étrange justice que celle qui impose à l’un de garder le secret des crimes de l’autre, quand celui-ci s’arroge le droit de le flétrir sans pitié ! »

Quand Ralph vit le colonel en état de l’entendre, il l’accabla de reproches avec plus d’énergie et de rudesse qu’on ne l’aurait cru capable d’en montrer. Alors Delmare, qui n’était certainement pas un méchant homme, pleura sa faute comme un enfant ; mais il la pleura sans dignité, comme on est capable de le faire quand on se livre à la sensation du moment sans en raisonner les effets et les causes. Prompt à se jeter dans l’excès contraire, il voulait appeler sa femme et lui demander pardon ; mais Ralph s’y opposa, et tâcha de lui faire comprendre que cette réconciliation puérile compromettrait l’autorité de l’un sans effacer l’injure faite à l’autre. Il savait bien qu’il est des torts qu’on ne pardonne pas et des malheurs qu’on ne peut oublier.

Dès ce moment le personnage de ce mari devint odieux aux yeux de sa femme. Tout ce qu’il fit pour réparer ses torts lui ôta le peu de considération qu’il avait pu garder jusque-là. Sa faute était immense, en effet ; l’homme qui ne se sent pas la force d’être froid et implacable dans sa vengeance doit abjurer toute velléité d’impatience et de ressentiment. Il n’y a pas de rôle possible entre celui du chrétien qui pardonne et celui de l’homme du monde qui répudie. Mais Delmare avait aussi sa part d’égoïsme ; il se sentait vieux, les soins de sa femme lui devenaient chaque jour plus nécessaires. Il se faisait une terrible peur de la solitude, et si, dans la crise de son orgueil blessé, il revenait à ses habitudes de soldat en la maltraitant, la réflexion le ramenait bientôt à cette faiblesse des vieillards qui s’épouvante de l’abandon. Trop affaibli par l’âge et les fatigues pour aspirer à devenir père de famille, il était resté vieux garçon dans son ménage, et avait pris une femme comme il eût pris une gouvernante. Ce n’était donc pas par tendresse pour elle qu’il lui pardonnait de ne l’aimer pas, c’était par intérêt pour lui-même ; et s’il s’affligeait de ne pas régner sur ses affections, c’était parce qu’il craignait d’être moins bien soigné sur ses vieux jours.

De son côté, quand madame Delmare, profondément blessée par les lois sociales, raidissait toutes les forces de son âme pour les haïr et les mépriser, il y avait bien aussi au fond de ses pensées un sentiment tout personnel. Mais peut-être ce besoin de bonheur qui nous dévore, cette haine de l’injustice, cette soif de liberté qui ne s’éteignent qu’avec la vie, sont-ils les facultés constituantes de l’égotisme, qualification par laquelle les Anglais désignent l’amour de soi, considéré comme un droit de l’homme et non comme un vice. Il me semble que l’individu choisi entre tous pour souffrir des institutions profitables à ses semblables doit, s’il a quelque énergie dans l’âme, se débattre contre ce joug arbitraire. Je crois aussi que plus son âme est grande et noble, plus elle doit s’ulcérer sous les coups de l’injustice. S’il avait rêvé que le bonheur doit récompenser la vertu, dans quels doutes affreux, dans quelles perplexités désespérantes doivent les jeter les déceptions que l’expérience lui apporte !

Aussi toutes les réflexions d’Indiana, toutes ses démarches, toutes ses douleurs, se rapportaient à cette grande et terrible lutte de la nature contre la civilisation. Si les montagnes désertes de l’île eussent pu la cacher longtemps, elle s’y serait infailliblement réfugiée le jour de l’attentat commis contre elle ; mais Bourbon n’avait pas assez d’étendue pour la soustraire aux recherches, et elle résolut de mettre la mer et l’incertitude du lieu de sa retraite entre elle et son tyran. Cette résolution prise, elle se sentit plus tranquille, et montra presque de l’insouciance et de la gaieté dans son intérieur. Delmare en fut si surpris et si charmé qu’il fit à part à soi ce raisonnement de brute, qu’il était bon de faire sentir un peu la loi du plus fort aux femmes.

Alors elle ne rêva plus que de fuite, de solitude et d’indépendance ; elle roula dans son cerveau meurtri et douloureux mille projets d’établissement romanesque dans les terres désertes de l’Inde ou de l’Afrique. Le soir, elle suivait de l’œil le vol des oiseaux qui s’en allaient coucher à l’île Rodrigue. Cette île abandonnée lui promettait toutes les douceurs de l’isolement, premier besoin d’une âme brisée. Mais les mêmes motifs qui l’empêchaient de gagner l’intérieur des terres de Bourbon lui faisaient abandonner l’étroit asile des terres voisines. Elle voyait souvent chez elle de gros traitants de Madagascar qui avaient des relations d’affaires avec son mari ; gens épais, cuivrés, grossiers, qui n’avaient de tact et de finesse que dans les intérêts de leur commerce. Leurs récits captivaient pourtant l’attention de madame Delmare ; elle se plaisait à les interroger sur les admirables productions de cette île, et ce qu’ils lui racontaient des merveilles de la nature dans cette contrée enflammait de plus en plus le désir qu’elle éprouvait d’aller s’y cacher. L’étendue du pays et le peu d’espace qu’y occupaient les Européens lui faisaient espérer de ne jamais y être découverte. Elle s’arrêta donc à ce projet, et nourrit son esprit oisif des rêves d’un avenir qu’elle prétendait se créer à elle seule. Déjà elle construisait son ajoupa solitaire sous l’abri d’une forêt vierge, au bord d’un fleuve sans nom ; elle se réfugiait sous la protection de ces peuplades que n’a point flétries le joug de nos lois et de nos préjugés. Ignorante qu’elle était, elle espérait trouver là les vertus exilées de notre hémisphère, et vivre en paix, étrangère à toute constitution sociale ; elle s’imaginait échapper aux dangers de l’isolement, résister aux maladies dévorantes du climat. Faible femme qui ne pouvait endurer la colère d’un homme, et qui se flattait de braver celle de l’état sauvage !

Au milieu de ces préoccupations romanesques et de ces projets extravagants, elle oubliait ses maux présents,