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INDIANA.

eussent pu gêner leur élan, puis il prit la main de sa cousine et la fit asseoir sur une roche moussue où le délicieux aspect de ce lieu se déployait au jour dans toute sa grâce énergique et sauvage. Mais en cet instant l’obscurité de la nuit et la vapeur condensée de la cascade enveloppaient les objets et faisaient paraître incommensurable et terrible la profondeur du gouffre.

« Je vous fais observer, ma chère Indiana, lui dit-il, qu’il est nécessaire d’apporter un très-grand sang-froid au succès de notre entreprise. Si vous vous élanciez précipitamment du côté que l’épaisseur des ténèbres vous fait paraître vide, vous vous briseriez infailliblement sur les rochers, et vous n’y trouveriez qu’une mort lente et cruelle ; mais en ayant soin de vous jeter dans cette ligne blanche que décrit la chute d’eau, vous arriverez dans le lac avec elle, et la cascade elle-même prendra soin de vous y plonger. Au reste, si vous voulez attendre encore une heure, la lune sera assez haut dans le ciel pour nous prêter sa lumière.

— J’y consens d’autant plus, répondit Indiana, que nous devons consacrer ces derniers instants à des pensées religieuses.

— Vous avez raison, mon amie, reprit Ralph. Je pense que cette heure suprême est celle du recueillement et de la prière. Je ne dis pas que nous devions nous réconcilier avec l’Éternel, ce serait oublier la distance qui nous sépare de sa puissance sublime ; mais nous devons, je pense, nous réconcilier avec les hommes qui nous ont fait souffrir, et confier à la brise qui souffle vers le nord-est des paroles de miséricorde pour les êtres dont trois mille lieues nous séparent. »

Indiana reçut cette offre sans surprise, sans émotion. Depuis plusieurs mois l’exaltation de ses pensées avait grandi en proportion du changement opéré dans Ralph. Elle ne l’écoutait plus comme un conseiller flegmatique ; elle le suivait en silence comme un bon génie chargé de l’enlever à la terre et de la délivrer de ses tourments.

« J’y consens, dit-elle ; je sens avec joie que je puis pardonner sans effort, que je n’ai dans le cœur ni haine, ni regret, ni amour, ni ressentiment ; à peine si, à l’heure où je touche, je me souviens des chagrins de ma triste vie et de l’ingratitude des êtres qui m’ont environnée. Grand Dieu ! tu vois le fond de mon cœur ; tu sais qu’il est pur et calme, et que toutes mes pensées d’amour et d’espoir sont tournées vers toi. »

Alors Ralph s’assit aux pieds d’Indiana, et se mit à prier d’une voix forte qui dominait le bruit de la cascade. C’était la première fois peut-être, depuis qu’il était né, que sa pensée tout entière venait se placer sur ses lèvres. L’heure de mourir était sonnée ; cette âme n’avait plus ni entraves, ni mystères ; elle n’appartenait plus qu’à Dieu ; les fers de la société ne pesaient plus sur elle. Ses ardeurs n’étaient plus des crimes, son élan était libre vers le ciel qui l’attendait ; le voile qui cachait tant de vertus, de grandeur et de puissance, tomba tout à fait, et l’esprit de cet homme s’éleva du premier bond au niveau de son cœur. Ainsi qu’une flamme ardente brille au milieu des tourbillons de la fumée et les dissipe, le feu sacré qui dormait ignoré au fond de ses entrailles fit jaillir sa vive lumière. La première fois que cette conscience rigide se trouva délivrée de ses craintes et de ses liens, la parole vint d’elle-même au secours de la pensée, et l’homme médiocre qui n’avait dit dans toute sa vie que des choses communes, devint à sa dernière heure éloquent et persuasif comme jamais ne l’avait été Raymon. N’attendez pas que je vous répète les étranges discours qu’il confia aux échos de la solitude ; lui-même, s’il était ici, ne pourrait nous les redire. Il est des instants d’exaltation et d’extase où nos pensées s’épurent, se subtilisent, s’éthèrent en quelque sorte. Ces rares instants nous élèvent si haut, nous emportent si loin de nous-mêmes, qu’en retombant sur la terre nous perdons la conscience et le souvenir de cette ivresse intellectuelle. Qui peut comprendre les mystérieuses visions de l’anachorète ? Qui peut raconter les rêves du poëte avant qu’il se soit refroidi à nous les écrire ? Qui peut nous dire les merveilles qui se révèlent à l’âme du juste à l’heure où le ciel s’entr’ouvre pour le recevoir ? Ralph, cet homme si vulgaire en apparence, homme d’exception pourtant, car il croyait fermement à Dieu et consultait jour par jour le livre de sa conscience, Ralph réglait en ce moment ses comptes avec l’éternité. C’était le moment d’être lui, de mettre à nu tout son être moral, de se dépouiller, devant le Juge, du déguisement que les hommes lui avaient imposé. En jetant le cilice que la douleur avait attaché à ses os, il se leva sublime et radieux comme s’il fût déjà entré au séjour des récompenses divines.

En l’écoutant, Indiana ne songea point à s’étonner ; elle ne se demanda pas si c’était Ralph qui parlait ainsi. Le Ralph qu’elle avait connu n’existait plus, et celui qu’elle écoutait maintenant lui semblait un ami qu’elle avait vu jadis dans ses rêves et qui se réalisait enfin pour elle sur les bords de la tombe. Elle sentit son âme pure s’élever du même vol. Une ardente sympathie religieuse l’initiait aux même émotions, des larmes d’enthousiasme coulèrent de ses yeux sur les cheveux de Ralph.

Alors la lune se trouva au-dessus de la cime du grand palmiste, et son rayon, pénétrant l’interstice des lianes, enveloppa Indiana d’un éclat pâle et humide qui la faisait ressembler, avec sa robe blanche et ses longs cheveux tressés sur ses épaules, à l’ombre de quelque vierge égarée dans le désert.

Sir Ralph s’agenouilla devant elle et lui dit :

« Maintenant, Indiana, il faut que tu me pardonnes tout le mal que je t’ai fait, afin que je puisse me le pardonner à moi-même.

— Hélas ! répondit-elle, qu’ai-je donc à te pardonner, pauvre Ralph ? Ne dois-je pas, au contraire, te bénir à mon dernier jour, comme tu m’as forcée de le faire dans tous les jours de malheur qui ont marqué ma vie ?

— Je ne sais jusqu’à quel point j’ai été coupable, reprit Ralph ; mais il est impossible que, dans une si longue et si terrible lutte avec mon destin, je ne l’aie pas été bien des fois à l’insu de moi-même.

— De quelle lutte parlez-vous ? demanda Indiana.

— C’est là, répondit-il, ce que je dois vous expliquer avant de mourir ; c’est le secret de ma vie. Vous me l’avez demandé sur le navire qui nous ramenait, et j’ai promis de vous le révéler au bord du lac Bernica, la dernière fois que la lune se lèverait sur nous.

— Le moment est venu, dit-elle, je vous écoute.

— Prenez donc patience ; car j’ai toute une longue histoire à vous raconter, Indiana, et cette histoire est la mienne.

— Je croyais la connaître, moi qui ne vous ai presque jamais quitté.

— Vous ne la connaissez point ; vous n’en connaissez pas un jour, pas une heure, dit Ralph avec tristesse. Quand donc aurais-je pu vous la dire ? Le ciel a voulu que le seul instant propre à cette confidence fût le dernier de votre vie et de la mienne. Mais autant elle eût été naguère folle et criminelle, autant elle est innocente et légitime aujourd’hui. C’est une satisfaction personnelle que nul n’a le droit de me reprocher à l’heure où nous sommes, et que vous m’accorderez pour compléter la tâche de patience et de douceur que vous avez accomplie envers moi. Supportez donc jusqu’au bout le poids de mon infortune ; et si mes paroles vous fatiguent et vous irritent, écoutez le bruit de la cataracte qui chante sur moi l’hymne des morts.

« J’étais né pour aimer ; aucun de vous n’a voulu le croire, et cette méprise a décidé de mon caractère. Il est vrai que la nature, en me donnant une âme chaleureuse, avait fait un singulier contre-sens ; elle avait mis sur mon visage un masque de pierre et sur ma langue un poids insurmontable ; elle m’avait refusé ce qu’elle accorde aux êtres les plus grossiers, le pouvoir d’exprimer mes sentiments par le regard ou par la parole. Cela me fit égoïste. On jugea de l’être moral par l’enveloppe extérieure, et, comme un fruit stérile, il fallut me dessécher sous la rude écorce que je ne pouvais dépouiller. À peine né, je fus repoussé du cœur dont j’avais le plus besoin. Ma mère m’éloigna de son sein avec dégoût, parce que mon visage d’enfant ne savait pas lui rendre son sourire. À l’âge où