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INDIANA.

sang, tout semblait si serein, si bien réglé chez cet individu sain et robuste, que j’aurais juré qu’on lui faisait une mortelle injure ; que cet homme n’avait pas un crime dans la mémoire, qu’il n’en avait jamais eu dans la pensée, que son cœur et ses mains étaient purs comme son front.

Mais tout d’un coup le regard distrait du baronnet était venu tomber sur moi, qui l’examinais avec une avide et indiscrète curiosité. Confus comme un voleur pris sur le fait, j’avais baissé les yeux avec embarras ; car ceux de sir Ralph renfermaient un reproche sévère. Depuis cet instant, malgré moi j’avais pensé bien souvent à lui ; il m’était apparu dans mes rêves : j’éprouvais, en songeant à lui, cette vague inquiétude, cette inexprimable émotion, qui sont comme le fluide magnétique dont s’entoure une destinée extraordinaire.

Mon désir de connaître sir Ralph était donc très réel et très vif ; mais j’aurais voulu l’observer à l’écart et n’en être pas vu. Il me semblait que j’étais coupable envers lui. La transparence cristalline de ses yeux me glaçait de crainte. Il devait y avoir chez cet homme une telle supériorité de vertu ou de scélératesse, que je me sentais tout médiocre et tout petit devant lui.

Son hospitalité ne fut ni fastueuse ni bruyante. Il m’emmena dans sa chambre, me prêta des habits et du linge, puis me conduisit auprès de sa compagne, qui nous attendait pour prendre le repas.

En la voyant si belle, si jeune (car elle semblait avoir à peine dix-huit ans), en admirant sa fraîcheur, sa grâce, son doux parler, j’éprouvai une douloureuse émotion. Je songeai aussitôt que cette femme était bien coupable ou bien malheureuse : coupable d’un crime odieux, ou flétrie par une odieuse accusation.

Pendant huit jours, le lit débordé des rivières, les plaines inondées, les pluies et les vents, me retinrent à Bernica ; et puis vint le soleil, et je ne songeai plus à quitter mes hôtes.

Ils n’étaient brillants ni l’un ni l’autre ; ils avaient, je crois, peu d’esprit, peut-être même n’en avaient-ils pas du tout ; mais ils avaient celui qui fait dire des choses puissantes ou délicieuses ; ils avaient l’esprit du cœur. Indiana est ignorante, mais non pas de cette ignorance étroite et grossière qui procède de la paresse, de l’incurie ou de la nullité ; elle est avide d’apprendre ce que les préoccupations de sa vie l’ont empêchée de savoir ; et puis peut-être y eut-il un peu de coquetterie de sa part à questionner sir Ralph, afin de faire briller devant moi les immenses connaissances de son ami.

Je la trouvai enjouée, mais sans pétulance ; ses manières ont gardé quelque chose de lent et de triste qui est naturel aux créoles, mais qui, chez elle, me parut avoir un charme plus profond ; ses yeux ont surtout une douceur incomparable, ils semblent raconter une vie de souffrances ; et quand sa bouche sourit, il y a encore de la mélancolie dans son regard, mais une mélancolie qui semble être la méditation du bonheur ou l’attendrissement de la reconnaissance.

Un matin, je leur dis que j’allais enfin partir.

« Déjà ? » me dirent-ils.

L’accent de ce mot dans leur bouche fut si vrai, si touchant, que je me sentis encouragé. Je m’étais promis de ne pas quitter sir Ralph sans lui demander son histoire ; mais, à cause de l’affreux soupçon qu’on avait jadis jeté dans mon esprit, j’éprouvais une insurmontable timidité.

J’essayai de la vaincre.

« Écoutez, lui dis-je, les hommes sont de grands scélérats ; ils m’ont dit du mal de vous. Je ne m’en étonne pas, à présent que je vous connais. Votre vie doit être bien belle, puisqu’elle a été si calomniée… »

Je m’arrêtai brusquement en voyant un étonnement plein de candeur se peindre sur les traits de madame Delmare. Je compris qu’elle ignorait les atroces méchancetés répandues contre elle, et je rencontrai sur le visage de sir Ralph une expression non équivoque de hauteur et de mécontentement. Je me levai alors pour les quitter, honteux et triste, accablé par le regard de M. Brown, qui me rappelait notre première entrevue et le muet entretien du même genre que nous avions eu ensemble sur le bord de la mer.

Désespéré de quitter pour toujours cet homme excellent dans de telles dispositions, repentant de l’avoir irrité et blessé en récompense des jours de bonheur qu’il venait de mettre dans ma vie, je sentis mon cœur se gonfler et je fondis en larmes.

« Jeune homme, me dit-il en me prenant la main, restez encore un jour avec nous ; je n’ai pas le courage de laisser partir ainsi le seul ami que nous ayons dans la contrée. »

Puis, madame Delmare s’étant éloignée :

« Je vous ai compris me dit-il ; je vous dirai mon histoire, mais pas devant Indiana. Il est des blessures qu’il ne faut pas réveiller. »

Le soir nous allâmes faire une promenade dans les bois. Les arbres, si frais et si beaux quinze jours auparavant, avaient été dépouillés entièrement de leurs feuilles, mais déjà ils se couvraient de gros bourgeons résineux. Les oiseaux et les insectes avaient repris possession de leur empire. Les fleurs flétries avaient déjà de jeunes boutons pour les remplacer. Les ruisseaux repoussaient avec persévérance le sable dont leur lit était comblé. Tout revenait à la vie, au bonheur, à la santé.

« Voyez donc, me disait Ralph, avec quelle étonnante rapidité cette bonne et féconde nature répare ses pertes ! Ne semble-t-il pas qu’elle ait honte du temps perdu, et qu’elle veuille, à force de vigueur et de sève, refaire en quelques jours l’ouvrage d’une année ?

— Et elle y parviendra, reprit madame Delmare. Je me souviens des orages de l’année dernière ; au bout d’un mois, il n’y paraissait plus.

— C’est, lui dis-je, l’image d’un cœur brisé par les chagrins ; quand le bonheur vient le retrouver, il s’épanouit et se rajeunit bien vite. »

Indiana me tendit la main et regarda M. Brown avec une indéfinissable expression de tendresse et de joie.

Quand la nuit fut venue, elle se retira dans sa chambre, et sir Ralph, me faisant asseoir à côté de lui sur un banc dans le jardin, me raconta son histoire jusqu’à l’endroit où nous l’avons laissée dans le précédent chapitre.

Là il fit une longue pause et parut avoir complètement oublié ma présence.

Pressé par l’intérêt que je prenais à son récit, je me décidai à rompre sa méditation par une dernière question.

Il tressaillit comme un homme qui s’éveille ; puis, souriant avec bonhomie :

« Mon jeune ami, me dit-il, il est des souvenirs qu’on déflore en les racontant. Qu’il vous suffise de savoir que j’étais bien décidé à tuer Indiana avec moi. Mais, sans doute, la ratification de notre sacrifice n’était pas encore enregistrée dans les archives du ciel. Un médecin vous dirait peut-être qu’un vertige très-supposable s’empara de ma tête et me trompa dans la direction du sentier. Pour moi, qui ne suis pas médecin le moins du monde en ce sens-là, j’aime mieux croire que l’ange d’Abraham et de Tobie, ce bel ange blanc, aux yeux bleus et à la ceinture d’or, que vous avez vu souvent dans les rêves de votre enfance, descendit sur un rayon de la lune, et que, balancé dans la tremblante vapeur de la cataracte, il étendit ses ailes argentées sur ma douce compagne. La seule chose qu’il soit en mon pouvoir de vous affirmer, c’est que la lune se coucha derrière les grands pitons de la montagne sans qu’aucun bruit sinistre eût troublé le paisible murmure de la cascade ; c’est que les oiseaux du rocher ne prirent leur vol qu’à l’heure où une ligne blanche s’étendit sur l’horizon maritime ; c’est que le premier rayon de pourpre qui tomba sur le bosquet d’orangers m’y trouva à genoux et bénissant Dieu.

« Ne croyez pourtant pas que j’acceptai tout d’un coup le bonheur inespéré qui venait de renouveler ma destinée. J’eus peur de mesurer l’avenir radieux qui se levait sur moi ; et lorsque Indiana souleva ses paupières pour me sourire, je lui montrai la cascade et lui parlai de mourir.