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MELCHIOR.

Mais un trésor dont James était encore plus vain, c’était sa fille Jenny, et ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à se taire sur son compte. Ainsi l’avait exigé la jeune Indienne.

Informée des projets de son père, elle voulait que Melchior les ignorât jusqu’au jour où elle le connaîtrait assez pour le juger digne de sa main. Malgré l’impatiente curiosité qui lui faisait désirer l’arrivée de son fiancé inconnu, malgré les rêves dont sa fraîche imagination poétisait l’avenir, une instinctive dignité de jeune femme lui prescrivait d’attendre, pour se promettre, qu’elle fût bien sûre de vouloir se donner.

Jenny s’ennuyait de la solitude ; mais la médecine, qui n’a que des remèdes systématiques, lui administrait le mariage comme elle conseille l’opium, sans tenir compte du discernement qu’exige une organisation délicate par rapport à l’un, une âme fière par rapport à l’autre.

La romanesque fille, remettant donc en pratique une feinte dans le goût de Marivaux (ignorante qu’elle était du commun et de l’invraisemblance de la chose), ne parut d’abord aux yeux de son cousin qu’à l’abri d’un petit rôle de gouvernante qu’elle se créa quatre jours d’avance, et dont tout homme tant soit peu littéraire n’eût pas été dupe pendant quatre heures.

Mais il se trouva que Melchior ne connaissait pas mieux la société que le théâtre ; qu’il n’était pas plus au courant du langage d’une jeune miss abonnée au Court Magazine et à la Revue du monde fashionable de Londres qu’à celui d’une soubrette de comédie. Il ne se douta de rien, s’installa sans façon chez son oncle, examina ses riz, ses mûriers, ses foulards et ses cachemires, avec plus de complaisance que d’intérêt, mangea énormément, but en proportion, fuma les trois quarts de la journée, et dans ses moments perdus fit sans façon la cour à la prétendue gouvernante.

Alors Jenny, révoltée de tant d’audace, jeta le masque et foudroya le téméraire en lui déclarant qu’elle était la fille unique et légitime du nabab James Lockrist.

Mais le marin se remit bientôt de sa surprise ; et, prenant sa main avec plus de cordialité que de galanterie :

— En ce cas, ma belle cousine, je vous demande pardon, lui dit-il ; mais avouez que vous êtes encore plus imprudente que je ne suis coupable. Est-ce pour éprouver mes mœurs que vous m’avez fait subir cette mystification ? L’épreuve était dangereuse, vive Dieu !…

— Arrêtez, Monsieur, dit Jenny profondément blessée du ton et des manières de celui qu’elle avait rêvé si parfait. Je comprends tout ce que vous imaginez ; mais je dois me hâter de vous détromper.

— Dieu me punisse si j’imagine quelque chose, interrompit Melchior.

— Écoutez-moi, Monsieur, reprit Jenny. La volonté, ou, si vous voulez, la fantaisie de mon père est de condamner au célibat tout ce qui l’entoure ; moi particulièrement. C’est dans la crainte que vous ne vinssiez à ébranler mon obéissance qu’il m’a fait passer à vos yeux pour une étrangère ; mais je pense qu’il est un meilleur moyen de détourner les prétendus dangers de notre situation respective : c’est de nous déclarer l’un à l’autre que nous ne nous convenons point, et que jamais nous ne serons tentés d’enfreindre la loi qui nous prescrit l’indifférence.

Une vive expression de joie brilla sur le visage de Melchior.

Jenny sentit à cet aspect que le sien avait pâli.

— S’il en est ainsi, petite cousine, reprit le marin en cherchant encore à s’emparer de la main froide et tremblante de Jenny, faisons mieux : soyons frère et sœur. Je jure que je ne veux rien de plus, et que cet arrangement m’ôte une grande crainte de l’esprit. Voyez-vous, le mariage ne me convient pas plus que la terre à une bonite ; et je m’étais mis dans la tête, depuis quelques jours, que mon oncle…

— C’est bon ! interrompit encore Jenny en retirant sa main, je vous servirai auprès de mon père, je tâcherai qu’il vous fasse part de ses biens pendant ma vie, et qu’il vous adopte après sa mort.

— Oh ! s’il vous plaît, cousine, entendons-nous, dit Melchior en changeant de ton, comme s’il eût compris tout ce que cette générosité renfermait de douleur et de mépris.

« Je n’ai besoin de rien, moi ; je suis jeune, robuste ; un peu plus d’or ne me rendrait pas beaucoup plus content de mon sort que je ne le suis.

« Vous vous trompez diablement… (pardon, ma cousine), vous vous trompez beaucoup si vous croyez que je viens demander l’aumône à mon digne oncle, que j’aime de tout mon cœur, malgré sa culotte de satin et ses manchettes de dentelle. Je ne l’ai pas cherché, moi ; il y a huit jours je ne savais pas seulement qu’il existât.

« J’arrive, il me saute au cou, il m’amène ici, me montre ses richesses, me demande si je serais bien aise de posséder tout cela ; à quoi je répondis toujours affirmativement par forme de politesse. Aujourd’hui vous m’apprenez que vous êtes sa fille : cela change bien les choses. Il ne me reste qu’à me féliciter d’avoir une si jolie parente, à remercier mon oncle de ses bontés pour moi, et à rejoindre mon poste sur le navire Inkle et Yariko, avant que ma personne devienne insupportable.

— Vous semblez douter de notre affection, mon cousin, dit Jenny toute confuse et tout abattue ; c’est une injustice que vous nous faites. »

Et comme elle sentait que c’était là un dénoûment bien triste à des projets si riants, elle ne put cacher une larme qui tremblait au bord de sa paupière.

Melchior reprit courage.

— Cousine, dit-il avec sa manière brusque et franche, je veux vous prouver que je crois à votre amitié et que j’estime votre cœur. Je vais vous confier un désir qui me pèse, mais dont je ne rougis pas. Vous m’aiderez auprès de mon oncle, ou plutôt vous vous chargerez de ma demande.

« Voici : ma mère est une bonne femme ; je n’ai qu’elle à aimer dans le monde ; aussi je l’aime. Elle a élevé, tant qu’elle l’a pu, quatorze enfants, qui tous sont morts sans l’aider. Pour en venir là, il lui a fallu contracter des dettes que dix ans de ma paie ne sauraient éteindre. En attendant, ma mère mourra de faim et de froid.

« Vous ne savez pas ce que c’est que le froid, Jenny ; chez nous c’est un mal qui revient tous les ans, et dont les vieillards souffrent particulièrement. Que mon oncle lui assure six cents livres de rentes ; ce sera fort peu de chose pour lui, et pour moi ce sera un immense service… »

Jenny tendit cette fois sa main au marin.

— Allons trouver mon père ensemble, lui dit-elle ; je me charge de tout.

En les voyant arriver d’un air de bonne intelligence, le visage du nabab s’épanouit.

En trois mots et d’un air d’autorité enfantine, Jenny demanda le capital de six mille livres de rentes pour la mère de Melchior.

— J’ai dit six cents, objecta le jeune homme.

— Et moi je dis six mille, reprit Jenny en riant. Pour nous c’est une bagatelle, et croyez bien que mon père n’en restera pas là. Bientôt nous serons auprès de ma tante ; mais auparavant il faut que le premier navire qui mettra à la voile lui porte cette somme.

— Certainement, certainement, dit M. James, qui, en signant un bon sur une des premières maisons de commerce de Nantes, croyait dresser le contrat de mariage de sa fille avec Melchior ; bientôt nous serons tous réunis, et nous ne nous quitterons plus…

— Oh ! pour ma mère, dit Melchior en embrassant avec effusion son oncle, la bonne femme sera trop heureuse de passer le reste de ses jours avec vous… Quant à moi…… je suis marin !…

— Hein ? hein ? dit le nabab en levant les yeux avec surprise ; et voyant l’air consterné de sa fille, il fronça le sourcil. Rappelez-vous, Melchior, dit-il d’un ton sévère, que je veux être obéi. Auriez-vous donc la fantaisie de former quelque établissement contre mon gré ?…

— Non pas que je sache, cher oncle, dit Melchior.

— Eh bien donc, reprit le nabab, rappelez-vous à quelle