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MELCHIOR.

bonheur était sous sa main ? Que ne l’acceptait-il avec transport au lieu de le fuir avec terreur !

C’est qu’un horrible secret dormait dans ses entrailles ; c’est que son amour ne pouvait plus apporter à Jenny que la honte et le déshonneur ; c’est que Melchior était marié.

À peine âgé de vingt ans, il revenait vers sa patrie muni d’une assez forte somme de butin faite sur un pirate d’Alger, lorsqu’il s’arrêta en Sicile, et se fit honneur d’une partie de sa richesse avec la Térésine. Il réservait le reste à sa mère.

La Térésine était une fille adroite, intrigante, et sachant jouer la vertu au désespoir avec assez d’intelligence.

Au moment où Melchior voulut s’éloigner, elle déploya tous ses talents dramatiques avec un tel succès (elle était précisément dans un jour d’inspiration) que le crédule et naïf jeune homme crut avoir abusé de son innocence. Il l’épousa.

Un frère de la Térésine, huissier avide et retors, veilla à ce que le mariage ne manquât d’aucune des formalités qui pouvaient le rendre indissoluble. Il n’est besoin de dire que le contrat assurait à madame Melchior le reste de la part de pillage échue à Melchior sur le corsaire.

Le lendemain de la cérémonie il surprit une irrécusable preuve de l’infidélité de sa femme ; il partit les mains vides et le cœur libre, mais il n’en resta pas moins irrévocablement lié à cette femme oubliée, dont il fallut bien se ressouvenir auprès de Jenny. C’était là le motif de sa facile soumission, de sa grossière froideur. Il avait cru pouvoir sans danger et sans crime transiger mentalement avec la fantaisie de son oncle. Pour assurer l’existence de sa mère il était descendu sans remords à cette feinte, et maintenant encore il croyait n’avoir compromis que son propre bonheur, joué que son propre avenir.

Il y avait des jours cependant où il croyait sentir la main de Jenny brûler et trembler dans la sienne, des jours où son humide regard lui semblait trahir d’ineffables révélations. Et puis il rougissait de son orgueil ; il avait honte de se trouver fat, et il retombait plus avant dans l’inouïe souffrance qui le dévorait.

Dès qu’il revenait au sentiment du devoir, la douleur abreuvait son âme ; il demandait compte à Dieu avec d’amers sanglots de sa portion d’existence, si fatalement perdue. Avait-il réussi à engourdir ses remords, il s’éveillait en sursaut au bord d’un abîme, et priait le ciel de le préserver.

Six mois plus tôt peut-être, il eût consenti à tromper une femme qui se fût offerte à son grossier amour ; car s’il avait été honnête homme jusque-là, c’était par instinct, peut-être par hasard.

En lui avait bien toujours résidé je ne sais quelle loyauté innée, germe de grandeur longtemps inculte ; mais aujourd’hui, l’image de Jenny radieuse et pure venait, comme une révélation d’en haut, éclairer le néant de ses pensées.

Avant elle il avait eu des sensations ; elle lui apportait des idées ; elle trouvait des noms à toutes ses facultés, un sens à des noms qui n’étaient pour lui jusque-là que des mots ; elle était le livre où il apprenait la vie, le miroir où il découvrait son âme.

Un soir Jenny lui parut plus dangereuse que de coutume ; elle avait parlé secrètement à son père ; elle lui avait avoué que Melchior commençait à lui sembler plus digne d’elle. Le nabab s’en était réjoui.

Jenny croyait tenir le bonheur dans sa main ; elle bénissait la destinée qui s’ouvrait si large et si facile devant elle. La seule chose qu’elle eût regardée comme incertaine, l’amour de Melchior lui était assuré. Le manque d’espoir le retenait encore, mais il n’y avait qu’un mot à dire pour le combler de joie.

Jenny s’amusait comme une enfant de l’impatience qu’elle lui supposait ; elle jouait encore avec ses tourments ; elle était si sûre de les faire cesser ! Elle tenait son aveu en suspens comme un trésor dont elle était orgueilleuse, et se plaisait à le faire briller aux yeux de l’infortuné qui ne devait jamais s’en réjouir.

Melchior, tout éperdu, tout palpitant sous le feu de ses regards, désireux de comprendre ce muet langage, épouvanté lorsqu’il croyait l’avoir compris, fut pendant le souper, en proie à une violente irritation fébrile. Le repas se prolongea plus que de coutume. On fit du punch et du gloria. Jenny prit du thé.

Melchior restait enchaîné sur le divan auprès d’elle ; la lampe suspendue à la voûte n’éclairait plus que faiblement l’intérieur de la salle. Dans cette lueur vague, Jenny apparaissait comme une création si fine et si suave, que Melchior se figura être sous l’empire d’un de ces rêves qui le dévoraient dans l’ardeur des nuits, alors que Jenny surgissait devant lui fugitive et décevante comme ses espérances ; il prit sa main avec un mouvement de fureur, et, protégé par l’ombre qui s’épaississait autour d’eux, il y imprima non pas ses lèvres, mais ses dents. Ce fut une caresse cruelle et terrible comme son amour.

Jenny étouffa un cri et se tourna vers lui d’un air de reproche ; une larme de souffrance coulait sur sa joue ; mais, dans l’incertitude de la lumière, Melchior crut voir dans son œil humide une expression de pardon et de tendresse si passionnée qu’il faillit tomber à ses pieds.

Alors faisant un effort sur lui-même, il s’élança dans l’escalier de l’écoutille sous le prétexte d’aller demander de la lumière ; il courut sur le pont, enjamba les bastingages et se jeta sur un porte-hauban.

Ces banquettes, adossées extérieurement à la coque du navire, sont des sièges fort agréables pour rêver ou pour dormir lorsqu’on est sous le vent, qu’un air vif et pur dilate vos poumons et que dans une belle nuit d’été l’écume vient mollement vous baiser les pieds.

La journée avait été sombre ; le ciel était encore parsemé de nuages longs, étroits, déchirés, lorsque la lune commença à sortir de la mer. Son disque était rouge comme le fer dans la fournaise ; le bord plongeait encore dans les flots noirâtres, l’autre s’enfonçait sous un bandeau d’un bleu sombre qui ceignait l’horizon.

On eût dit un soleil à demi éteint se levant pour la dernière fois sur un monde prêt à rentrer dans le chaos. Cette lune mate et sanglante avait quelque chose d’effrayant pour une âme remplie d’amour et par conséquent de superstitions.

Melchior pensa à Dieu. Il ne se demanda plus s’il existait ; il en avait trop besoin pour en douter ; il le conjura de le protéger, de sauver Jenny…

Un léger bruit lui fit lever la tête ; en se retournant, il vit au-dessus de lui comme une ombre diaphane qui semblait voltiger sur la rampe du navire ; c’était Jenny qui se hasardait, imprudente et folâtre, à rejoindre son fugitif. Le vent faisait claqueter sa robe blanche et collait autour de ses jambes fines et rondes les larges plis de son pantalon.

— Allez-vous-en, Jenny, cria Melchior avec un ton d’autorité. Vous allez tomber à la mer, vous êtes une folle !…

— Si vous me croyez si maladroite, répondit-elle, donnez-moi la main.

— Je ne vous la donnerai point, reprit-il avec humeur ; les femmes ne viennent point ici ; c’est contre ma consigne.

— Vous mentez, Melchior !

— Un coup de vent peut vous jeter à la mer.

— Et si j’y tombais, ne sauriez-vous pas me sauver ?

Et se laissant mollement bercer par toutes les ondulations que la houle imprimait au navire, Jenny, soit par coquetterie, soit pour se divertir de l’effroi de Melchior, restait là comme une jeune mouette perchée dans les cordages.

— Je ne vous sauverais peut-être pas, Jenny ; mais, à coup sûr, je périrais avec vous !

— Puisque c’est pour vous-même que vous tremblez, je vais faire cesser votre anxiété.

En parlant ainsi, elle s’élança comme une blanche levrette, et tomba sur ses pieds, à côté de Melchior ;