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LES MISSISSIPIENS.


Scène PREMIÈRE.


LE DUC, DESCHAMPS.
LE DUC entre en belle toilette du matin.

Eh bien ! Deschamps, on est déjà parti pour l’église ?

DESCHAMPS.

Ah ! monsieur le duc ! votre présence eût été bien nécessaire. Au moment de monter en voiture, mademoiselle s’est trouvée mal. Il a fallu la rapporter dans son appartement, où madame la marquise a eu toutes les peines du monde à la faire revenir. Madame la marquise s’inquiétait beaucoup de ne pas voir arriver monsieur le duc ; elle me disait : Deschamps, aussitôt que monsieur le duc sera au salon, faites-le monter ici. Et puis elle ajoutait, comme se parlant à elle-même : Ah ! mon Dieu ! il n’y a que lui qui ait un peu de tête ici ! Enfin, mademoiselle a repris courage, et elle s’est laissé emmener ; mais madame la marquise m’a ordonné, en partant, de prier monsieur le duc d’aller la rejoindre à l’église.

LE DUC, s’asseyant.

C’est ça !… je vais aller m’enrhumer dans vos diables d’églises ! (Se parlant à lui-même en se frottant les jambes.) La chère marquise croit que j’ai toujours vingt ans… C’est bien assez qu’il faille avaler la messe du roi quand on va faire sa cour… Oh ! pardi, j’ai de la dévotion par-dessus les yeux !

DESCHAMPS.

Monsieur le duc aura la bonté de dire à madame la marquise que j’ai obéi à ses ordres, car elle me gronderait beaucoup si j’y manquais.

LE DUC.

Te gronder, toi, Deschamps ! est-ce qu’on se fâche avec un vieux serviteur comme toi ?

DESCHAMPS.

Eh ! eh ! quelquefois, monsieur le duc, depuis la mort de M. le marquis !

LE DUC.

Eh ! eh ! monsieur Deschamps, vous persiflez, je crois !… Il y a longtemps que je ne t’ai rien donné… Tiens, vieux coquin !


Scène II.

LE DUC, seul.

Ces canailles-là se mêlent d’avoir de l’esprit ! Ah çà ! pourvu que la petite n’ait pas fait quelque nouvelle sottise avec sa belle passion… Baste ! elle se consolera comme se consolent toutes les femmes à présent, avec des parures, de beaux équipages et un grand train de vie… Autrefois les femmes valaient mieux ; c’est un fait, elles nous aimaient quelquefois pour nous-mêmes ; pas souvent, mais enfin ça se voyait : tandis qu’aujourd’hui il n’y a pas un regard qu’il ne faille payer au poids de l’or… La Maintenon, et avec elle la dévotion, a introduit cet usage… Aussi il fait cher vivre à présent… Mais qu’y faire ?… Il faut bien marcher avec son siècle.


Scène III.


LE CHEVALIER, LE DUC.
(Le chevalier, pâle et dans un grand désordre, quoique mis avec une certaine recherche, entre avec agitation, et, sans faire attention au duc, qui est enfoncé dans un fauteuil, jette brusquement son chapeau sur la table.)
LE DUC, tressaillant.

Eh ! doucement donc, mon cher ! vous avez des façons… (Se retournant vers le chevalier.) Ah ! comment, diable ! c’est toi, mon pauvre chevalier ? Je ne m’y attendais guère.

LE CHEVALIER.

Et cela vous paraît bien ridicule, monsieur le duc ?

LE DUC.

Passablement, à ne te rien cacher. Que diable viens-tu faire ici, mon cher ?

LE CHEVALIER.

Je voulais la voir encore une fois, lui dire adieu, ou du moins rencontrer son regard avant que cet horrible sacrifice fût accompli.

LE DUC, tranquillement.

En ce cas, tu viens trop tard, car déjà le sacrement est entre vous. Tiens, écoute ces cloches ; c’est le Sanctus qui sonne à la paroisse. La messe touche à sa fin, le mariage est consacré. (En chantant) Allez-vous-en, gens de la noce.

LE CHEVALIER.

Avec quelle horrible tranquillité vous m’enfoncez ce poignard dans le cœur !… Ah ! je vous ai cru mon ami, celui de Julie du moins, et vous voyez notre désespoir avec une indifférence !…

LE DUC.

Votre désespoir ! dis le tien, pauvre fou, puisque tu es assez naïf pour prendre la chose au sérieux ; mais, quant à celui de Julie, elle épouse Samuel Bourset. C’est ce que j’y vois de plus clair.

LE CHEVALIER.

Et qui donc a fait ce mariage infâme ? car enfin, je le sais, et désormais votre feinte pitié ne me trompera plus ; c’est vous qui l’avez conseillé, et vous l’avez mené à bout avec une persévérance, avec une perfidie…

LE DUC, haussant les épaules.

Chevalier, tu perds la mémoire. Tu es fort troublé, c’est ton excuse. Mais essaie un peu de rappeler tes esprits. Lorsqu’il y a huit jours tu vins me trouver et me dire : La succession de mon père est liquidée ; il s’y trouve plus de dettes que d’argent ; je suis un homme ruiné…

LE CHEVALIER.

Ah ! je vous ouvris mon cœur avec un abandon… !

LE DUC.

As-tu donc sujet de t’en repentir ? Quels conseils me demandas-tu ? Des conseils pour être heureux ou des conseils pour être sage ?

LE CHEVALIER.

Je vous demandai de me tracer mon devoir ; vous l’avez fait, j’en conviens ; mais…

LE DUC.

Mais j’aurais dû y joindre un miracle, n’est-ce pas, et trouver le moyen de te conserver honnête homme en te faisant faire une mauvaise action ? Je ne suis pas si habile.

LE CHEVALIER.

Je sais que, perdu sans ressource, je ne pouvais plus aspirer à la main d’une fille bien née sans fortune elle-même.

LE DUC.

Quand la faim et la soif se marient, comme on dit, ils ont pour enfants la misère et la honte.

LE CHEVALIER, vivement.

Non, monsieur le duc, la misère n’est pas la sœur de la honte.

LE DUC.

Eh bien, mettons qu’elle est sa cousine germaine. Je ne te dis pas cela pour te blesser, chevalier. Tu es jeune, tu as du courage, de l’esprit, du génie… Tu feras ce que tu as projeté. Tu iras dans l’Inde ou dans le Nouveau-Monde refaire ta fortune ou mourir. C’est le devoir d’un homme de ta naissance. Mais tu m’avoueras qu’en épousant ta cousine tu ne prenais pas le chemin de réparer tes désastres. Jeunes tous deux et amoureux en diable, vous eussiez eu une nombreuse famille…

LE CHEVALIER.

Ah ! quelles images d’un bonheur pur vous me mettez cruellement sous les yeux ! Et maintenant il faut qu’elle passe du sanctuaire où je la plaçais dans mes rêves aux bras d’un ignoble traitant, d’un juif, d’un Samuel Bourset ! Oh ! non, ce n’est pas la misère qui est la sœur de la honte, monsieur le duc, c’est la richesse acquise au prix de l’amour et de la pudeur.

LE DUC.

Parlons-nous philosophie ; j’en suis et je te donne raison. Mais si nous vivons dans un monde positif, et je crois que nous ne pouvons en sortir décemment, quoi que nous