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LES MISSISSIPIENS.

que tu aies une position dans le monde… d’ici à un an je te ferai avoir une compagnie de quelque chose.

LE CHEVALIER.

Croyez-vous donc que dans un an je pourrai quitter Julie plus aisément qu’aujourd’hui ?

LE DUC.

Oh ! bien certainement je le crois. Il est même possible que dans ce temps-là vous soyez aussi charmés de vous quitter que vous en êtes désolés aujourd’hui.

LE CHEVALIER.

Mais Julie oubliera-t-elle ainsi ses devoirs ? car enfin son mari… sa mère…

LE DUC.

Sa mère est la meilleure femme du monde. Je la connais, moi. Je la connais même beaucoup, entre nous soit dit, et je te réponds qu’au lendemain du mariage ses idées sur la morale ne seront plus celles de la veille.

LE CHEVALIER.

Oh ! comme vous parlez de ma tante ! moi qui l’ai vénérée jusqu’ici comme une mère !… Je crois rêver.

LE DUC.

Relis donc le billet ; tu verras que la marquise ne veut pas que sa fille meure de chagrin. Quant au mari, dans cette classe-là ils sont tous aveugles de naissance. Et puis, quand il se douterait de quelque chose, est-ce qu’un homme comme ça oserait faire du bruit ? Je voudrais bien voir !

LE CHEVALIER.

Mon Dieu !… préservez ma raison !… Mais, monsieur le duc, vous l’oubliez donc ? ce misérable est son maître désormais… Partagerai-je ce trésor précieux et sans tache avec le vil traitant qui l’a acheté ?…

LE DUC.

Bah ! tu songes à tout ! Ventregois ! j’étais plus amoureux que cela à ton âge.

LE CHEVALIER.

C’est parce que j’aime que cette idée m’est insupportable, odieuse !… Oh ! jamais… jamais !…

LE DUC.

Eh bien ! mon Dieu, si ce n’est que cela, ne sais-tu pas que les femmes ont mille ruses pour retarder, pour ajourner indéfiniment le bonheur d’un mari ? Allons, Julie est une femme d’esprit… tu lui en donneras plus encore.

LE CHEVALIER.

Ah ! ne vous faites pas un jeu de mon délire ! Je ne suis qu’un pauvre enfant sans expérience, mais éperdument amoureux… Ne m’ôtez pas le courage, car vous ne pouvez plus me donner le bonheur.

LE DUC.

Voici la voiture de la mariée dans la cour… Mais il me semble que le mari est avec elle ! Va-t’en.

LE CHEVALIER, égaré.

Fuir devant lui ?… N’ai-je pas le droit, comme cousin de Julie, de venir faire mon compliment ici, chez ma tante ? Soyez tranquille, je suis calme, je suis glacé…

LE DUC.

Et tu dis cela du ton d’un homme qu’on va mener aux Petites-Maisons !… Allons, songe que le mari ne sait rien, et ton désordre lui apprendrait tout… Viens avec moi. Je ne te quitte pas d’un instant.

(Il l’entraîne par une petite porte conduisant aux appartements intérieurs.)

Scène IV.


JULIE, en costume de mariée des plus magnifiques ; LA MARQUISE, fort parée ; SAMUEL BOURSET, en habit écrasé de broderies. Julie, chancelante et pâle, est soutenue d’un côté par sa mère, de l’autre par son mari. Ils l’approchent d’un fauteuil où elle se laisse tomber.
LA MARQUISE.

Eh bien ! ma fille, n’êtes-vous pas mieux ?

JULIE, d’une voix éteinte.

Non, ma mère.

SAMUEL, lui tapant dans les mains.

Ma chère demoiselle, reprenez courage.

(Julie retire ses mains avec horreur.)
LA MARQUISE.

Allons, Monsieur, laissez-nous un peu ensemble… Vous voyez que ma fille est malade.

SAMUEL.

Je vous aiderai à la soigner.

LA MARQUISE.

Eh ! cela ne vous regarde pas.

SAMUEL.

Si fait.

JULIE.

Monsieur !… je voudrais être seule avec ma mère.

SAMUEL.

Je ne m’éloignerai pas dans l’état où je vous vois.

LA MARQUISE.

Mais vous êtes nécessaire chez vous. Tout notre monde y arrive en ce moment, et il n’y a personne pour recevoir. Voulez-vous qu’on trouve chez vous visage de bois un jour de noce ?

SAMUEL.

Oh ! mes gens sont là, j’en ai beaucoup et des mieux stylés.

LA MARQUISE.

C’est peut-être l’usage dans votre monde que les valets remplacent le maître ; mais, dans le nôtre, cela ne se fait pas, mon cher.

SAMUEL.

En ce cas, madame la marquise, vous aurez la bonté de remonter dans ma voiture et d’aller faire les honneurs de mon hôtel, car pour moi je reste auprès de ma femme.

LA MARQUISE.

De votre femme… Eh ! vous êtes bien pressé de lui donner ce nom.

JULIE.

Ma mère, ne me quittez pas !

SAMUEL.

Je vous en supplie, n’ayez pas peur de moi, Madame… madame Bourset !…

LA MARQUISE.

Elle s’appelle de Puymonfort, Monsieur, et elle vous a épousé à condition de ne pas perdre son nom.

SAMUEL.

Ah ! ce n’est pas comme moi, qui l’ai épousée à condition de perdre le mien.

LA MARQUISE.

On le sait bien… Allons ! voilà ma fille qui s’évanouit… Allez donc appeler sa femme de chambre.

SAMUEL.

Je sonnerai, ce sera plus tôt fait.

JULIE, bas à la marquise.

Ah ! ma mère, quel supplice !

LA MARQUISE, de même.

Le duc !… nous voilà sauvées.


Scène V.


LE DUC, LA MARQUISE, JULIE, SAMUEL.
LE DUC.

Quoi, Monsieur ! Julie en cet état ? Et vous êtes ici, monsieur de Puymonfort ?

SAMUEL, à part.

À la bonne heure, voilà un homme qui ne craint pas de s’écorcher la langue… (Haut.) Eh bien, monsieur le duc, n’est-ce pas ma place ?

LE DUC.

Pas encore, mon cher ami. Vous tourmentez la pudeur de votre femme… Allons ! un homme comme vous sait son monde ! Laissez cette enfant avec sa mère. Elles ont à se dire des choses que vous n’êtes pas censé deviner. (Il passe son bras familièrement sous celui de Samuel et l’emmène.)

SAMUEL, à part.

Celui-là me flatte… hem ! je ne m’en vas pas pour longtemps. (Ils sortent.)