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LES MISSISSIPIENS.

j’allai passer les longues années du veuvage dans mon petit hôtel du Marais, bien pauvre, bien oubliée, excepté de vous, mon bon ! et toujours aussi gaie, aussi heureuse qu’au temps de ma splendeur. Pourtant Julie s’ennuyait là bien mortellement, enviait toutes les jeunes filles qui faisaient de grands mariages, et, tout en se croyant éprise de son cousin, s’inquiétait souvent de son peu de fortune. Enfin, la meilleure preuve qu’elle est plus calculatrice que moi, c’est qu’au lieu de se trouver malheureuse avec ce Samuel, dont la seule vue m’eût fait mourir de dégoût il y a quarante ans, elle fait bon ménage avec lui, s’attife du matin au soir, embellit au lieu de vieillir, et n’a point d’amants !

LE DUC.

Le fait est que, pour ma part, je l’ai trouvée d’une rigueur !…

LA MARQUISE.

Ah ! si c’était la seule preuve !

LE DUC.

Eh ! vous n’eussiez pas dit cela il y a quarante ans !

LA MARQUISE.

Oh ! c’est qu’alors vous étiez charmant !

LE DUC, lui baisant la main.

Et vous adorable ! (lui offrant du tabac) il y a quarante ans !

LA MARQUISE, prenant du tabac avec beaucoup de grâce et de propreté.

Tâchez de ne pas séduire ma fille, entendez-vous, vieux libertin ?

LE DUC.

Je tâcherai, au contraire ! Pourtant je crains d’avoir aujourd’hui un rival redoutable dans la personne du philosophe.

LA MARQUISE.

Quel philosophe ?

LE DUC.

Vous savez bien que c’est aujourd’hui que le fameux George Freeman fait son entrée ici ?

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc que ce fameux George Freeman ? Est-ce encore un de ces grands hommes du jour dont personne n’a jamais entendu parler ? Je ne suis pas initiée à sa célébrité.

LE DUC.

Eh bien ! vous ne serez pas fâchée de l’être. Ce n’est pas un charlatan comme tous vos Mississipiens.

LA MARQUISE.

Qu’appelez-vous Mississipiens ? J’entends parler de cela depuis quelques jours sans y rien comprendre

LE DUC.

Ah çà ! vous ne savez donc rien au monde ? Vous savez au moins que votre gendre est un des principaux agents de la grande affaire du Mississipi ?

LA MARQUISE.

Je sais fort bien qu’il est dans la nouvelle société en commandite qui se charge de fouiller dans le Mississipi et d’en retirer de l’or en barres ; mais je n’avais jamais ouï dire auparavant que l’or se trouvât de la sorte, et qu’il n’y eût qu’à se baisser pour en prendre.

LE DUC.

Il paraît cependant que nous allons en avoir à jeter par les fenêtres. Il y a, dit-on, des mines d’or à la Louisiane. On ne les a pas encore trouvées, mais Law assure qu’on les trouvera ; et, en attendant, on en met le produit en actions, et on spécule sur les profits de l’affaire pour payer les dépenses.

LA MARQUISE.

Et si on ne trouve rien ?

LE DUC.

Les actionnaires seront ruinés, et on tâchera d’inventer quelque autre chose pour les consoler.

LA MARQUISE.

Mais Bourset ne donne pas dans ces folies ?

LE DUC.

Il y donne si bien qu’il a pris pour un million d’actions.

LA MARQUISE.

En ce cas, l’affaire n’est pas si mauvaise que vous croyez. Law est-il vraiment là dedans ?

LE DUC.

C’est lui qui a imaginé cela pour faciliter l’émission de son papier-monnaie.

LA MARQUISE.

Mais, mon Dieu ! il nous ruinera avec de pareilles bourdes !

LE DUC.

Voilà les femmes ! il y a un instant vous étiez aussi sûre de lui que de votre existence ; et au premier mot que je vous dis en l’air, moi qui ne connais goutte à ces sortes d’entreprises (qui diable y comprendrait ?), vous voilà épouvantée et prête à accuser Law lui-même de mauvaise foi.

LA MARQUISE.

Mais que dites-vous ?

LE DUC.

Je dis que, s’il n’y a pas de mines, peu importe, car Law trouvera la pierre philosophale. N’est-ce pas un magicien, un prestidigitateur, un dieu ? Je ne raille pas ; c’est un habile homme, qui a fait des miracles et qui en fera encore.

LA MARQUISE.

Et ce George Free… Free… Comment l’appelez-vous ?

LE DUC.

Freeman ; ce qui veut dire homme libre.

LA MARQUISE.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est que ça ?

LE DUC.

Un homme libre ? ah ! c’est un animal bien étrange, et tel qu’il ne s’en est jamais vu dans ce pays-ci. L’individu en question est une sorte de quaker habillé de brun à l’américaine, allant à pied, parlant peu et bien, ne disant et ne faisant jamais rien d’inutile, si ce n’est de prêcher la réforme à des fous et la probité à des fripons. Homme distingué d’ailleurs, doué d’un langage élevé, d’un grand sens à beaucoup d’égards, et, je le crois, un galant homme en tout point ; mais fort original, rêvant et publiant sur la liberté les choses du monde les plus extraordinaires. Et puis le bon Daguesseau l’a pris en grande considération, parce qu’il est fortement opposé au système de Law. Mais cela ne choque personne ; d’Argenson le tolère, Law le réfute, le régent s’en amuse. Enfin, il plaît à tout le monde, et vous le verrez aujourd’hui.

LA MARQUISE.

Ah ! j’en suis fort curieuse maintenant. J’aurais été fâchée de mourir sans avoir vu un homme sérieux dans ma vie. Et, dites-moi, est-il jeune, est-il beau ?

LE DUC.

Il ne montre guère plus d’une trentaine d’années, peut-être en a-t-il trente-cinq ; mais il est fort bien, et Julie, qui est diablement curieuse de le voir, a envoyé coucher sa fille, sous prétexte de rhume, quoique la petite ne tousse pas plus que moi.

LA MARQUISE.

Que dites-vous là ? Vous êtes un méchant !

LE DUC.

Que voulez-vous ! On a beau être jeune et belle, on n’aime pas à avoir une fille de quinze ans à ses côtés !…

LA MARQUISE.

Allons ! vous avez du dépit contre Julie, ce n’est pas bien !

(Ils sortent en causant)



Scène II.

GEORGE FREEMAN. Costume philosophique, cheveux noirs séparés sur le front et peignés naturellement, habit brun uni sans broderie, épée à poignée d’acier ; une simplicité dans les manières qui contraste avec le ton du jour ; figure pâle et mélancolique.

C’est donc ici ?… Partout de l’ostentation et de la prodigalité, jusque dans cette décoration d’un jour ! C’est