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LES MISSISSIPIENS.

tant le conseil de Lucette, qu’au danger d’être grondée, punie, et celui-là je le bravais ; mais celui de faire penser mal de maman, vous m’y faites songer, et je m’en vais… Adieu, Monsieur !

LUCETTE, avec un gros soupir

Adieu, Monsieur !

GEORGE.

Vous teniez donc bien toutes les deux à voir cette fête ? ne devez-vous pas être rassasiées de ces sortes de spectacles, au milieu du luxe qui règne autour de vous ?

LUCETTE.

Oh bien, oui ! nous n’en jouissons guère ! Dès qu’on s’amuse, on nous renvoie ; dès que nous avons envie de nous amuser, on nous enferme.

LOUISE.

N’écoutez pas ce qu’elle dit, et ne croyez pas que j’aie aucun regret à ces plaisirs. J’en suis dégoûtée sans les avoir connus, car je sais ce qu’ils coûtent de fatigues à ceux qui les préparent ; mais j’avais une idée aujourd’hui, une idée sérieuse, je vous assure, en venant ici.

GEORGE.

Dites-la-moi.

LUCETTE, à part.

Oh ! qu’il est sans façons ! il fait comme ça le vertueux, mais je suis sûre que c’est un Tartufle ; ça m’a tout l’air d’un prêtre déguisé !

LOUISE, après avoir hésité un instant.

Je veux bien vous la dire ; pourquoi pas ? je voulais voir une personne !…

GEORGE, souriant.

Ah ! c’est différent. (À part.) Je commence à comprendre.

LUCETTE.

Bah ! ça n’est pas du tout comme vous vous imaginez ; nous voulions voir… comment s’appelle-t-il donc, mam’selle, celui que nous voulions voir ?

LOUISE, à George.

Peut-être le connaissez-vous : le philosophe, l’Américain,… celui qui a fait du bien à la Louisiane, et qui a publié des écrits contre l’esclavage ?… Moi, j’en ai lu un de ces écrits, et c’est la seule fois que j’aie lu quelque chose de sérieux. Pourtant je l’ai compris ; du moins, il me semble, car j’ai pensé, pour la première fois, qu’il y avait bien des misères dans ce monde, des infortunes dignes de pitié, et des richesses dignes de mépris. Je ne savais pas ces choses-là ; eh bien ! c’est le livre de George Freeman qui me les a apprises.

GEORGE.

George Freeman ?

LOUISE.

Ah ! vous le connaissez ? que vous êtes heureux !

LUCETTE.

Vous lui direz bien des choses de not’ part. Moi aussi, j’en ai lu de son livre, car je sais lire ; c’est mam’selle Louise qui m’a enseigné, et j’ai compris deux ou trois lignes par-ci par-là, qui sont, ma fine, bien tapées.

GEORGE, à Louise.

Eh bien ! puisque vous ressentez quelque sympathie pour ce George Freeman, si vous voulez bien le permettre, je vous le présenterai quelque jour devant vos parents.

LOUISE.

Il n’y faut pas songer ; maman ne veut pas qu’on me voie, encore moins lui qu’un autre.

GEORGE.

Et pourquoi donc ?

LOUISE, ingénument.

Ah ! je ne sais pas !

LUCETTE, passant de l’autre côté de George, et lui parlant bas.

Parce qu’on dit comme ça qu’il est bel homme, et que madame a peur qu’il ne s’amourache de sa fille, au lieu de s’amouracher d’elle.

LOUISE.

Allons ! n’y pensons plus ! vous lui direz seulement qu’il y a une petite fille qui… Non ! ne lui dites rien, que lui importe ?

GEORGE, ému.

Dites toujours, je ne le lui redirai pas.

LOUISE.

Eh bien ! je voulais dire qu’il y a une petite fille qui peut-être ira passer le reste de ses jours dans un couvent, car tous les autres hommes lui paraissent fous ou méchants. Adieu, Monsieur !

GEORGE, ému.

Un mot encore ! un instant ! personne ne vient !

LUCETTE.

Si fait, voilà justement M. le comte dans la grande allée avec du monde ! Eh vite ! mam’selle Louise par ici !…

LOUISE.

Par ici ! il en vient encore.

LUCETTE.

En ce cas, par là ! sous l’estrade ! Tenez, c’est creux, sous ce rideau !

LOUISE, revenant sur ses pas.

Ô mon Dieu ! maman ! Ah ! je suis perdue si elle me voit !

(Elle se cache sous l’estrade avec Lucette.)
GEORGE.

Comme elle la craint ! Oh ! la peur règne donc toujours ici !… Que vois-je ?… (Il hésite un instant, puis fait un effort et se décide à passer auprès de Julie, qui ne fait pas attention à lui. Il disparaît parmi les arbres.)


Scène IV.


JULIE, toujours belle et parée, suivie de plusieurs dames.
UNE DAME.

Voyez, madame la comtesse, il ne tiendrait qu’à vous ! Si vous aviez la bonté de dire seulement quelques mots pour moi à M. de Puymonfort…

JULIE.

Pardon, madame la marquise ; mais en vérité vous auriez en moi un faible avocat. Mon mari ne me permet pas de lui parler d’affaires.

UNE AUTRE DAME.

Madame de Puymonfort plaisante. On sait que son mari est à ses pieds : et le moyen d’en douter, quand on la voit !

UNE AUTRE.

Ah ! duchesse ! nous ne savons que trop qu’il l’adore, car il est invulnérable à toutes nos attaques ; et si, nous autres femmes, nous venons solliciter madame, ce qui n’est pas dans l’ordre, à coup sûr, c’est en désespoir de cause. N’est-ce pas, madame la présidente ?

LA PRÉSIDENTE.

Aussi madame abuse de sa supériorité et nous traite en vaincues.

JULIE.

Oh ! Mesdames, vous m’accablez de vos épigrammes. Mais que puis-je faire ? Mon mari m’avait fait cadeau de quelques-unes de ces actions pour ma toilette, je vous les ai sacrifiées ; à présent, je n’ai plus rien, adressez-vous à lui. Tenez, le voici !

(Samuel Bourset s’approche, suivi du duc et de plusieurs gentilshommes.)

TOUTES LES DAMES, s’élançant vers lui.

Ah ! monsieur de Puymonfort !

(Elles lui parlent toutes à la fois.)

Scène V.


BOURSET, avec le duc, les précédents.

Pardon ! mille pardons. Mesdames ! Je suis désolé, mais je ne puis pas vous entendre toutes à la fois, (Aux autres personnages.) Je ne puis absolument plus rien pour vous, Messieurs. J’ai renoncé à tous mes bénéfices dans cette affaire pour vous être agréable. Si vous voulez vous adresser à M. Law, peut-être sera-t-il plus heureux. Je viens de voir passer sa voiture.