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FRANÇOIS LE CHAMPI.

vous avoue une chose qui me peine et dont je demande pardon à Dieu bien souvent : c’est que depuis le jour où ma pauvre mère a voulu me reconduire à l’hospice, et où vous avez pris mon parti pour l’en empêcher, l’amitié que j’avais pour elle avait, bien malgré moi, diminué dans mon cœur. Je ne lui en voulais pas, je ne me permettais pas même de penser qu’elle avait mal fait en voulant m’abandonner. Elle était dans son droit ; je lui faisais du tort, elle avait crainte de votre belle-mère, et enfin elle le faisait bien à contre-cœur ; car j’ai bien vu là qu’elle m’aimait grandement. Mais je ne sais comment la chose s’est retournée dans mon esprit, ça été plus fort que moi. Du moment où vous avez dit des paroles que je n’oublierai jamais, je vous ai aimée plus qu’elle, et, j’ai eu beau faire, je pensais à vous plus souvent qu’à elle. Enfin, elle est morte, et je ne suis pas mort de chagrin comme je mourrais si vous mouriez.

— Et quelles paroles est-ce que j’ai dites, mon pauvre enfant, pour que tu m’aies donné comme cela toute ton amitié ? Je ne m’en souviens pas.

— Vous ne vous en souvenez pas ? dit le champi en s’asseyant aux pieds de la Madeleine qui filait son rouet en l’écoutant. Eh bien ! vous avez dit en donnant des écus à ma mère : « Tenez, je vous achète cet enfant-là ; il est à moi. » Et vous m’avez dit en m’embrassant : « À présent, tu n’es plus champi, tu as une mère qui t’aimera comme si elle t’avait mis au monde. » N’avez-vous pas dit comme cela, madame Blanchet ?

— C’est possible, et j’ai dit ce que je pensais, ce que je pense encore. Est-ce que tu trouves que je t’ai manqué de parole ?

— Oh non ! Seulement…

— Seulement, quoi ?

— Non, je ne le dirai pas, car c’est mal de se plaindre, et je ne veux pas faire l’ingrat et le méconnaissant.

— Je sais que tu ne peux pas être ingrat, et je veux que tu dises ce que tu as sur le cœur. Voyons, qu’as-tu qui te manque pour n’être pas mon enfant ? Dis, je te commande comme je commanderais à Jeannie.

— Eh bien, c’est que… c’est que vous embrassez Jeannie bien souvent, et que vous ne m’avez jamais embrassé depuis le jour que nous disions tout à l’heure. J’ai pourtant grand soin d’avoir toujours la figure et les mains bien lavées, parce que je sais que vous n’aimez pas les enfants malpropres et que vous êtes toujours après laver et peigner Jeannie. Mais vous ne m’embrassez pas davantage pour ça, et ma mère Zabelle ne m’embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mères caressent leurs enfants, et c’est à quoi je vois que je suis toujours un champi et que vous ne pouvez pas l’oublier.

— Viens m’embrasser, François, dit la meunière en asseyant l’enfant sur ses genoux et en l’embrassant au front avec beaucoup de sentiment. J’ai eu tort, en effet, de ne jamais songer à cela, et tu méritais mieux de moi. Tiens, tu vois, je t’embrasse de grand cœur, et tu es bien sûr à présent que tu n’es plus champi, n’est-ce pas ?

L’enfant se jeta au cou de Madeleine, et devint si pâle qu’elle en fut étonnée et l’ôta doucement de dessus ses genoux en essayant de le distraire. Mais il la quitta au bout d’un moment, et s’enfuit tout seul comme pour se cacher, ce qui donna de l’inquiétude à la meunière. Elle le chercha et le trouva à genoux dans un coin de la grange et tout en larmes.

— Allons, allons, François, lui dit-elle en le relevant, je ne sais pas ce que tu as. Si c’est que tu penses à ta pauvre mère Zabelle, il faut faire une prière pour elle et tu te sentiras plus tranquille.

— Non, non, dit l’enfant en tortillant le bord du tablier de Madeleine et en le baisant de toutes ses forces, je ne pensais pas à ma pauvre mère. Est-ce que ce n’est pas vous qui êtes ma mère ?

— Et pourquoi pleures-tu donc ? Tu me fais de la peine.

— Oh non ! oh non ! je ne pleure pas, répondit François en essuyant vitement ses yeux et en prenant un air gai ; c’est-à-dire, je ne sais pas pourquoi je pleurais. Vrai, je n’en sais rien, car je suis content comme si j’étais en paradis.

V.

Depuis ce jour-là Madeleine embrassa cet enfant matin et soir, ni plus ni moins que s’il eût été à elle, et la seule différence qu’elle fit entre Jeannie et François, c’est que le plus jeune était le plus gâté et le plus cajolé, comme son âge le comportait. Il n’avait que sept ans lorsque le champi en avait douze, et François comprenait fort bien qu’un grand garçon comme lui ne pouvait être amijolé comme un petit. D’ailleurs ils étaient encore plus différents d’apparence que d’âge. François était si grand et si fort, qu’il paraissait un garçon de quinze ans, et Jeannie était mince et petit comme sa mère, dont il avait toute la retirance.

En sorte qu’il arriva qu’un matin qu’elle recevait son bonjour sur le pas de sa porte, et qu’elle l’embrassait comme de coutume, sa servante lui dit :

— M’est avis, sans vous offenser, notre maîtresse, que ce gars est bien grand pour se faire embrasser comme une petite fille.

— Tu crois ? répondit Madeleine étonnée. Mais tu ne sais donc pas l’âge qu’il a ?

— Si fait ; aussi je n’y verrais pas de mal, n’était qu’il est champi, et que moi, qui ne suis que votre servante, je n’embrasserais pas ça pour bien de l’argent.

— Ce que vous dites là est mal, Catherine, reprit madame Blanchet, et surtout vous ne devriez pas le dire devant ce pauvre enfant.

— Qu’elle le dise et que tout le monde le dise, répliqua François avec beaucoup de hardiesse. Je ne m’en fais pas de peine. Pourvu que je ne sois pas champi pour vous, madame Blanchet, je suis très-content.

— Tiens, voyez donc ! dit la servante. C’est la première fois que je l’entends causer si longtemps. Tu sais donc mettre trois paroles au bout l’une de l’autre, François ? Eh bien ! vrai, je croyais que tu ne comprenais pas seulement ce qu’on disait. Si j’avais su que tu écoutais, je n’aurais pas dit devant toi ce que j’ai dit, car je n’ai nulle envie de te molester. Tu es bon garçon, très-tranquille et complaisant. Allons, allons, n’y pense pas ; si je trouve drôle que notre maîtresse t’embrasse, c’est parce que tu me parais trop grand pour ça, et que ta câlinerie te fait paraître encore plus sot que tu n’es.

Ayant ainsi raccommodé la chose, la grosse Catherine alla faire sa soupe et n’y pensa plus.

Mais le champi suivit Madeleine au lavoir, et s’asseyant auprès d’elle, il lui parla encore comme il savait parler avec elle et pour elle seule.

— Vous souvenez-vous, madame Blanchet, lui dit-il, d’une fois que j’étais là, il y a bien longtemps, et que vous m’avez fait dormir dans votre chéret ?

— Oui, mon enfant, répondit-elle, et c’est même la première fois que nous nous sommes vus.

— C’est donc la première fois ? Je n’en étais pas certain, je ne m’en souviens pas bien ; car quand je pense à ce temps-là, c’est comme dans un rêve. Et combien d’années est-ce qu’il y a de ça ?

— Il y a… attends donc, il y a environ six ans, car mon Jeannie avait quatorze mois.

— Comme cela je n’étais pas si vieux qu’il est à présent ? Croyez-vous que quand il aura fait sa première communion, il se souviendra de tout ce qui lui arrive à présent ?

— Oh ! oui, je m’en souviendrai bien, dit Jeannie.

— Ça dépend, reprit François. Qu’est-ce que tu faisais hier à cette heure-ci ?

Jeannie, étonné, ouvrit la bouche pour répondre, et resta court d’un air penaud.

— Eh bien ! et toi ? je parie que tu n’en sais rien non plus, dit à François la meunière qui avait coutume de s’amuser à les entendre deviser et babiller ensemble.

— Moi, moi ? dit le champi embarrassé, attendez donc… J’allais aux champs et j’ai passé par ici… et j’ai