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LES MISSISSIPIENS.

et le plus haut placés écoutent avec intérêt, avec respect même ; un homme sans naissance, sans fortune, qui fait plus d’effet par son mérite que les plus grands seigneurs par leurs titres, et les plus riches traitants par leur luxe… oh ! un tel homme est une conquête difficile, glorieuse, et vous n’y êtes pas indifférente, Julie.

JULIE.

Ah ! je vous assure que je le suis parfaitement.

LA MARQUISE.

Point ! Orgueil ou sympathie, vous êtes émue aussi lorsque vous le voyez.

JULIE.

Il est vrai, quelquefois ; mais vous en savez bien la raison.

LA MARQUISE.

Sa ressemblance avec feu le chevalier ? Il est certain qu’elle me frappe maintenant plus qu’elle n’avait fait d’abord ; mais que vous importe ? Entre nous, Julie, tu ne l’as guère regretté, ton pauvre cousin Léonce, et s’il n’était mort à propos pour se rendre intéressant…

JULIE.

Brisons là, ma mère ; quoi que vous en disiez, ce sujet m’est pénible.

LA MARQUISE.

Eh bien ! parlons d’autre chose. As-tu des nouvelles de Louise ?

JULIE.

Ce sujet m’est plus pénible encore que l’autre.

LA MARQUISE.

Oui, mais il y a cette différence que tu as bien fait dans un sens d’oublier le chevalier, et que tu ferais mal de toutes les façons d’oublier ta fille.

JULIE.

Ma fille ! qui peut croire que je l’oublie ? Elle m’a écrit ce matin encore.

LA MARQUISE.

Ah ! et te dit-elle enfin où elle est ?

JULIE.

Pas plus qu’à l’ordinaire. Elle se dit toujours retirée dans un couvent. Elle me recommande de ne pas être inquiète à son sujet ; mais elle déclare, avec cette petite obstination fâcheuse que vous lui connaissez, qu’elle ne veut ni sortir de sa retraite, ni me la faire connaître.

LA MARQUISE.

Pauvre Louise ! Tout cela est bien étrange ! Qui peut donc lui avoir suggéré une pareille détermination ? Depuis plus d’un an, elle est perdue pour nous, et rien n’a pu nous mettre sur ses traces. Elle se trouvait donc bien malheureuse ici !…

JULIE.

Je ne sais pourquoi vous insistez sur ce sujet si cruellement, ma mère ; pensez-vous donc que mon cœur n’en soit pas déchiré ?

(Elle se jette sur un fauteuil avec une sorte d’irritation nerveuse, et, au bout d’un instant, elle rajuste sa coiffure en se penchant vers une glace. La marquise l’observe et soupire.)

Scène II.


Les Précédents, BOURSET.
JULIE.

Eh bien ! Monsieur, nous sommes prêtes, vous le voyez, et il est dix heures. Partons-nous ?

BOURSET.

Pas encore ; j’attends quelqu’un pour compléter l’éclat de notre entrée chez le duc.

LA MARQUISE.

Qui donc ?

BOURSET.

Devinez !

LA MARQUISE.

George Freeman, peut-être.

BOURSET, haussant les épaules.

Celui-là, je ne m’en occupe guère.

JULIE, à sa mère, et regardant son mari.

Il a un sourire étrange.

LA MARQUISE, bas à Julie.

Bon Dieu ! Léonce lui serait-il apparu ? Nous en parlions tout à l’heure, et on dit que, quand on parle des morts oubliés, cela les fait revenir.

JULIE, bas

Oh ! maman, quelle triste gaieté vous avez ce soir !

BOURSET.

Je vois bien que vous ne devineriez jamais. Mais tenez… une voiture s’arrête dans la cour : c’est notre revenant… Eh bien ! vous pâlissez toutes deux ?

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! qu’as-tu donc ?

JULIE, à part, regardant Bourset qui se frotte les mains.

C’est quelque chose de fâcheux pour moi, il est trop gai.


Scène III.


Les Précédents, LOUISE, en costume de novice bénédictine.
JULIE.

Ma fille !

LA MARQUISE, s’élançant vers Louise, et l’embrassant avec transport.

Ah ! quelle charmante surprise ! ma pauvre enfant !

LOUISE, tombant aux pieds de sa mère.

Ah ! maman, vous n’êtes donc pas malade ? Dieu soit béni ! on m’avait trompée.

JULIE.

Il a donc fallu vous tromper pour vous ramener vers moi, Louise ?

BOURSET.

Tu me le pardonnes, ma Louison ? tu n’es pas fâchée de voir que ta mère se porte bien ?

LOUISE, embrassant son père.

Oh ! mon papa, vous voyez que j’en suis bien heureuse. Maman, embrassez-moi aussi.

JULIE.

Vous m’avez fait bien du mal, ma fille !

BOURSET.

Point de reproches, s’il vous plaît ; ce jour est un jour de bonheur. Louise a eu tort de nous quitter. J’ai fini par découvrir sa retraite, et, grâce à une ruse innocente, je vous la ramène. Elle doit être pardonnée le jour où elle rentre sous le toit paternel.

LA MARQUISE.

Mon Dieu ! que je suis heureuse de la revoir, cette méchante enfant ! Ah ! tu ne nous quitteras plus, j’espère ! Vilaine, est-ce que nous pouvons vivre sans toi ?

LOUISE.

Chère bonne maman ! il faudra pourtant que je rentre ce soir : la règle de mon couvent le prescrit.

LA MARQUISE.

Comment ! la règle de ton couvent ? Est-ce que tu t’es faite religieuse, petite mauvaise tête ? Heureusement je vois que tu as un voile blanc… Voyez comme elle est jolie en novice ! Tout lui sied, c’est juste comme moi quand j’avais son âge.

LOUISE.

Je ne suis encore que postulante, bonne maman.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que c’est que cela, postulante au noviciat ? Mais tu es donc folle, jolie comme tu l’es, de songer à prendre le voile ? Nous ne le souffrirons jamais.

BOURSET.

Nous causerons de tout cela plus tard, s’il vous plaît, Mesdames. Ce n’est pas le moment ; il faut maintenant aller au bal, Louise ; j’exige que vous veniez avec nous, mon enfant.

LOUISE.

Moi, mon père ! Oh ! mais c’est impossible !…

JULIE.

Au bal dans ce costume ? mais cela aurait l’air d’une mascarade !

BOURSET.

Aussi je lui ai fait préparer depuis ce matin, par la