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LES MISSISSIPIENS.

GEORGE.

Oui, et je vous l’apprendrai, quand vous m’aurez promis de veiller sur elle avec un peu plus de sollicitude et d’énergie que vous n’avez fait jusqu’ici.

JULIE.

C’est elle qui s’est plainte de moi à vous ?

GEORGE.

Non, c’est moi qui ai observé.

JULIE.

Mais cela est fort singulier ! Il y a précisément un an que ma fille est au couvent, et je ne crois pas que vous l’ayez jamais vue auparavant.

GEORGE.

Je l’ai vue il y a un an précisément… un jour que je venais pour me présenter dans votre maison.

JULIE.

Le jour où elle a disparu, peut-être !… C’est vous qui l’avez enlevée ?… Oh ! elle avait la tête montée pour vous avant de vous avoir vu, je le sais ! Avouez donc tout, vous l’avez séduite, dites, Monsieur, dites !

GEORGE.

Séduite ! oh ! Madame ! vous ne m’en croyez pas capable… Mais le hasard… Si vous daignez m’accorder un peu d’attention, je vous conterai tout ce qui s’est passé.

JULIE.

Ah ! vous l’avez revue depuis ! (À part.) Une intrigue où je suis affreusement jouée !…

GEORGE.

Vous êtes trop irritée contre moi dans ce moment…

JULIE, d’un ton forcé.

Nullement, Monsieur, nullement !… Mais il me semble si étrange que, me connaissant à peine, vous soyez l’ami et le confident de ma fille !… Je suis sa mère avant tout ; et, quelque légère que je semble, quelque philosophe que vous paraissiez, j’ai le droit de trouver fort suspecte une intimité mystérieuse entre ma fille et vous !

GEORGE.

Vous auriez grand tort de suspecter son innocence et ma loyauté.

JULIE.

Ah ! de grands mots, je connais cela. Mais il n’est pas moins vrai, Monsieur, que vous faites à mon insu la cour à ma fille. Vous plaira-t-il de me dire où vous l’avez cachée ?

GEORGE.

Je venais exprès pour vous l’apprendre ; mais, si vous me parlez ainsi, je ne vous dirai rien. Il me semblait que votre premier mouvement serait la joie et l’impatience de la revoir ; je ne trouve en vous que froideur pour elle et méfiance envers moi. Je me retire, je vous trouverai peut-être mieux disposée un autre jour.

JULIE.

J’attendrai donc, pour vous écouter, que vous soyez mieux disposé vous-même. Peut-être sentirez-vous que le rôle que vous jouez en ce moment est indigne d’un homme aussi grave et aussi vertueux que vous avez la réputation de l’être. J’espère qu’à notre prochaine entrevue vous me déclarerez nettement vos intentions à l’égard de ma fille… afin que je voie le parti que j’ai à prendre…

(George la salue.)
JULIE, à part, lui rendant son salut.

Ah ! ceci ne peut se supporter. Il feignait de m’aimer ! Je me vengerai de cet outrage ! J’ai été jouée indignement !

(Elle se retire dans ses appartements. George, au moment de passer dans le jardin, voit entrer Louise et s’arrête ; Louise est en toilette de bal.)
GEORGE.

Est-ce un rêve ? Vous ici, Louise, et ainsi parée, quand je vous ai laissée sous le voile et derrière la grille du couvent ?

LOUISE.

Oh ! vous êtes bien étonné, n’est-ce pas, mon ami ? Je le suis encore plus que vous, peut-être ; moi aussi, je crois rêver. Mais vous venez au bal, à ce que j’ai ouï dire ; nous pourrons peut-être nous parler.

GEORGE.

Au bal ! au bal chez le duc ?

LOUISE.

C’est chez le duc ? je ne le savais pas. Oh ciel ! je ne veux plus y aller ; on ne m’y traînera pas de force. Ah ! si vous saviez comme on m’a trompée pour m’amener ici ! On m’a dit que ma mère était mourante.

GEORGE, à part.

Ils ont quelque méchant projet. (Haut.) Allez au bal, Louise, je vous y suivrai ; je ne vous perdrai pas de vue, soyez tranquille.

LOUISE.

Vous êtes agité, monsieur Freeman ! que se passe-t-il donc ?

GEORGE.

Je ne sais, mais je crains quelque trahison.

LOUISE.

Oh ! moi, je ne crains rien, vous êtes près de moi.

GEORGE.

Fiez-vous à moi, mon enfant ; mais ne vous fiez pas trop à vous-même. Vous allez au bal ; ne craignez-vous pas que l’enivrement de ce premier triomphe que vous allez remporter ne vous réconcilie avec les projets de votre père ?

LOUISE.

Ô mon ami, vous ne le croyez pas ! Et d’ailleurs… si vous le craignez… voyez, je puis m’échapper encore, retourner au couvent, et n’en plus jamais sortir.

GEORGE.

Non, Louise ; vous savez bien que je vous détourne autant que je le puis de ces idées. Il est temps que vous voyiez le monde, que vous sachiez quels sont ses avantages et ses séductions, et ce que vous devez choisir, d’une vie modeste et pure, ou d’une ivresse d’ambition et de vanité.

LOUISE.

Oh ! mon choix sera bientôt fait. Tenez, George, ce n’est pas bien ; vous êtes toujours porté à croire que les femmes sont vaines et coquettes ; vous me soupçonnez moi-même, comme si vous ne me connaissiez pas, depuis un an que je vous dis toutes mes pensées. Il faut que vous ayez été bien trompé dans vos amitiés pour être si méfiant, même envers moi !

GEORGE.

Chère, excellente enfant ! (À part, avec tristesse.) Pourquoi suis-je né quinze ans trop tôt !

LOUISE.

Ô ciel, mon père !… George, ayez l’air de ne me pas connaître.

(Ils s’éloignent l’un de l’autre précipitamment. Bourset entre et les observe.)
BOURSET, à part.

Julie ne m’a pas trompé : ils s’entendent à merveille. (Haut.) Ma fille, votre mère vous demande ; allez la trouver.

(Louise va pour sortir, un domestique se présente avec un bouquet.)
BOURSET.

Qu’est-ce que cela ?

LE DOMESTIQUE.

Avec la permission de monsieur le comte, c’est un bouquet pour mademoiselle.

BOURSET.

De quelle part ?

LE DOMESTIQUE.

De la part de M. le duc.

BOURSET, lui donnant de l’argent.

Tenez, mon ami. (À Louise.) Prenez ce bouquet, ma fille.

LOUISE.

Oh ! mon papa, je n’aime pas les fleurs.

BOURSET.

Vous les aimez, au contraire. Prenez, vous dis-je.

(Louise obéit, regarde George, et laisse tomber le bouquet.)
BOURSET.

Ramassez votre bouquet, ma fille.