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JEANNE.

la grimace ; elle a un goût de cuivre qui ne me donne pas grande idée du trésor !

— Ces maudites chèvres, disait Marsillat, n’ont pas une goutte de lait ! au lieu de brouter, elles ne songent qu’à lécher les pierres. Est-ce qu’elles auraient le goût de l’or ?

Or ? trésor ? demanda sir Arthur, en les regardant d’un air étonné.

— C’est qu’il faut vous dire, repartit Guillaume de Boussac, qu’il y a une tradition, une légende sur cet endroit-ci. Vous n’ôteriez pas de la tête de nos paysans, à ce que prétend Marsillat, qu’un trésor est enfoui dans cette région.

— Cette croyance les rend fous, dit Marsillat. Les uns supposent ce trésor enterré sous ces pierres druidiques ; d’autres le cherchent plus loin, dans la montagne de Toull-Sainte-Croix, que vous voyez, à une heure de chemin d’ici.

L’Anglais regarda le sol maigre et pierreux, les bruyères qui étouffaient le fourrage, les chèvres efflanquées qui erraient à quelque distance.

— Il y a un trésor dans les terres incultes, dit-il : mais il faut un autre trésor pour l’en retirer.

— Oui, des capitaux ! dit Marsillat.

— Et des paysans ! ajouta Guillaume. Cette terre est dépeuplée.

Des hommes, et puis des hommes, reprit l’Anglais.

Comprends pas, dit Guillaume en souriant, à Marsillat.

— Pas de maîtres et pas d’esclaves ; des hommes et des hommes ! reprit sir Arthur, étonné de n’avoir pas été compris, lui qui croyait parler clair.

— Est-ce qu’il y a des esclaves en France ? s’écria Marsillat en haussant les épaules.

— Oui, et en Angleterre aussi ! répondit l’Anglais sans se déconcerter.

— La philosophie m’ennuie, reprit à demi-voix Marsillat en s’adressant à son jeune compatriote ; votre Anglais me dégoûterait d’être libéral. Combien voulez-vous parier, Guillaume, ajouta-t-il tout haut, que je monte sur la plus haute et la plus lisse des pierres jomâtres ?

— Je parie que non, répondit M. de Boussac.

— Voulez-vous parier ce que nous avons d’argent sur nous ?

— Volontiers, cela ne me ruinera pas. Je n’ai qu’un louis.

— Eh pardieu, je n’ai qu’une pièce de 5 francs, moi, reprit Marsillat après avoir fouillé toutes ses poches.

— C’est égal, je tiens ! dit M. de Boussac.

— Et vous, Mylord ? reprit Marsillat : que pariez-vous ?

— Je parie une pièce de 5 sous de France, répondit sir Arthur.

— Fi donc ! j’ai cru, dit Marsillat, que les Anglais étaient fous des paris. Ils ne méritent guère leur réputation. 5 sous pour monter là-dessus !

— C’est plus que cela ne vaut.

— Par exemple ! Il y a de quoi se casser bras et jambes !

— Alors, je ne parie rien, ou je parie 1,000 livres sterling contre vous que vous y monterez.

— L’argent n’est rien, la gloire est tout ! s’écria gaiement Marsillat ; je tiens vos 5 sous et je monte.

— C’est comme cela qu’on se tue, dit Arthur en lui ôtant froidement des mains son fusil armé dont il voulait s’aider.

Marsillat fit des efforts inouïs, des miracles d’adresse, et après s’être écorché les mains en glissant plus d’une fois jusqu’à terre, après avoir cassé ses bretelles et mis au désespoir son chien qui ne pouvait le suivre, il parvint à se dresser d’un air de triomphe sur la plate-forme du dolmen. Savez-vous, s’écria-t-il, que ces pierres étaient des idoles ? me voilà sur les épaules d’un Dieu !

— Écoutez, Léon, lui cria le jeune de Boussac, si vous trouvez là-haut la druidesse Velléda, faites-nous-en part.

— Bah ! Je n’aime pas plus votre druidesse que votre Chateaubriand ! répondit Marsillat, qui se piquait de libéralisme. Vive Lisette ! vive le charmant Béranger !

— Écrivain de mauvaise compagnie, reprit le jeune homme avec dédain ; n’est-ce pas sir Arthur ? est-ce que vous pouvez supporter ce chansonnier de taverne ?

— Béranger ! grand poëte ! dit tranquillement l’Anglais.

— Un poëte, lui ! dites donc Chateaubriand !

— Et Chateaubriand grand poëte, reprit l’Anglais sans s’animer davantage.

— Allons, vous n’entendez rien à la littérature française, cher allié, vous êtes un véritable Anglais.

— Je suis, quand je dis cela, un véritable Français, répondit sir Arthur, et un jour, Chateaubriand, Béranger se donneront la main.

— Ce jour-là, repartit le jeune noble, Marsillat trouvera la druidesse Velléda sur la grande pierre jomâtre.

Quoi, Lisette, est-ce vous… ?

chantait Marsillat en parcourant la plate-forme du dolmen, et en sautant d’un bloc à l’autre. Tout à coup il s’arrêta, et son chant fut interrompu par une exclamation de surprise.

— Qu’est-ce donc ? un lièvre ? un serpent ? s’écria Guillaume.

— Velléda ? demanda sir Arthur en souriant un peu.

— Non ! Lisette, répondit Marsillat, pas laide du tout, ma foi ! mais est-elle morte ?

Et il disparut dans la coulisse que formait l’écartement des deux plus grosses pierres druidiques. Guillaume de Boussac, voyant qu’il ne répondait plus à ses questions, poussé par la curiosité d’une aventure, se mit en devoir d’escalader le rocher ; mais sir Arthur, moins pressé et nullement ému, lui fit remarquer qu’en tournant l’enceinte de roches et en rejoignant Marsillat par l’intérieur, il aurait beaucoup plus vite atteint son but. Ce fut l’affaire de quelques instants, et tous trois se trouvèrent réunis autour de la druidesse endormie.

— C’est un petit enfant, dit l’Anglais.

— Cela ? ça a quatorze ou quinze ans, répondit Marsillat ; peut-être plus !

— Je n’aurais pas cru, dit Guillaume.

— La race du pays est comme cela, reprit Marsillat ; les filles jusqu’à seize ans, et les garçons jusqu’à vingt, sont tout petits et conservent des traits enfantins ; ils se développent tout d’un coup, et deviennent grands et forts, lorsqu’on les croyait noués pour toujours. C’est la même chose que pour les poulains et les taureaux.

— Oh ! ce n’est pas la même chose, dit sir Arthur, scandalisé d’entendre parler si légèrement de l’espèce humaine.

— Comme elle dort ! dit Guillaume de Boussac ; un coup de fusil ne la réveillerait pas.

— J’ai envie d’essayer, dit Marsillat en cherchant à prendre l’arme de sir Arthur, qui la lui refusa avec fermeté, trouvant la plaisanterie cruelle et dangereuse.

— C’est le sommeil de l’ange ou de la bête, reprit Guillaume. Elle est jolie, n’est-ce pas, Léon ? Je ne peux voir que son profil, qui n’est pas laid.

— Je voudrais voir son figure, dit l’Anglais qui, par quelques fautes de langue, donnait parfois, sans le savoir, un tour assez plaisant à ses discours ordinairement graves.

— Oh ! son figure est beau ! répondit Marsillat avec l’indifférence que lui aurait inspirée une créature ruminante. Je l’ai vue ; c’est le beau type bourbonnais qui se mêle sur la frontière au type marchois moins sévère, mais plus piquant à mon gré. Si elle n’avait pas renfoncé son nez sous son bras, vous verriez une vraie beauté bourbonnaise, et cela plairait à mylord, j’en suis sûr, car il a des yeux tout comme un autre, malgré sa philosophie.

Guillaume de Boussac voulut pousser la dormeuse du bout de son fouet pour la réveiller ; l’Anglais s’y opposa, en disant d’un ton et avec un accent qui provoquèrent un éclat de rire :

— Laissez dormir l’innocence.