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JEANNE.

du matin commençait à sécher la rosée sur les bruyères ; notre jeune chercheur d’aventures ne pouvait se faire d’illusions sur le confortable des gîtes qui l’attendaient. On lui avait vanté les beaux points de vue et les antiquités du pays plus que les auberges, et il se promettait de supporter en stoïcien, sinon tout à fait en chrétien, les fatigues et les privations d’une excursion poétique dans un pays inculte, dépeuplé et presque sauvage.

Guillaume n’était pas très-directement le descendant du fameux maréchal de Boussac, un des compagnons de la Pucelle, un des vainqueurs des Anglais, et des libérateurs de la France sous Charles vii. Pour justifier le principe que les grands noms ne doivent pas périr, le mariage d’une petite nièce de cette maison avait porté, au temps de Louis xiv, la seigneurie et le nom de Boussac dans une famille de bons gentilshommes du pays. Guillaume n’avait pas examiné de trop près son arbre généalogique ; comme bon nombre de nobles à l’époque de la Restauration, il avait ravivé dans son âme les idées chevaleresques, et, suppléant par la force de l’imagination à celle du sang, il croyait consciencieusement sentir celui des anciens preux couler, sans mélange, dans ses veines. C’était un brave jeune homme, un peu réservé de manières et très-sincère de cœur, sage comme un enfant de famille élevé sous les yeux d’une mère pieuse, enfin romanesque comme on l’était encore à vingt ans, il y a vingt ans. Cet heureux temps n’est plus. Aujourd’hui nos fils sont sceptiques et blasés sur les bancs du collége. Mais en 1820, on n’était que désespéré avec Werther, René ou le Giaour, et cela était infiniment préférable ; car on pratiquait le désespoir en amateur, et on le portait en homme de goût. Guillaume n’en était pas même au point de se croire malheureux ; il n’était que mélancolique, et il trouvait dans la poésie du Christianisme assez de belles inspirations pour se réfugier, sinon bien sérieusement, du moins très-sympathiquement, dans le sein d’une religion fraîchement remise à la mode. Ajoutons qu’il avait reçu certains bons principes de morale, qu’il avait de nobles instincts, que tout ce qui était lâche et bas lui répugnait, et qu’il avait lu trop de beaux livres pour ne pas se faire de sa destinée une sorte d’idéal romantique propre à le maintenir dans le respect, même peut-être un peu exagéré, de soi-même.

Perdu dans ses pensées et repassant dans son esprit les pompeuses descriptions de la Gaule poétique de Marchangy, il laissa sur sa gauche le camp romain de Soumans, et se dirigea, un peu à l’aventure, vers la montagne de Toull qu’il s’était promis de visiter avec attention, et qu’il n’avait jamais vue que de loin. En dépit des instances de sa mère, il n’avait voulu se faire accompagner d’aucun guide, d’aucun domestique, afin de mieux se livrer à ses impressions dans la solitude, et peut-être aussi de braver plus de hasards.

Il passa devant le mélancolique cimetière de Pradeau, jeté au flanc de la colline, comme un appel aux prières du voyageur, et se guidant sur les nombreuses croix de pierre blanche plantées, comme des vedettes, de distance en distance, pour prévenir les accidents au temps des neiges, il arriva enfin vers onze heures du matin au pied de la montagne de Toull.

La montagne de Toulx ou plutôt Toull-Sainte-Croix est une antique cité gauloise conquise par les Romains sous Jules César, et détruite par les Francs au ive siècle de notre ère. On y trouve des antiquités romaines, comme à peu près partout en France ; mais là n’est pas le mérite particulier de cette ruine formidable. Ce qui en reste, cet amas prodigieux de pierres à peine dégrossies par le travail, et où l’on chercherait en vain les traces du ciment, ce sont les matériaux bruts de la primitive cité gauloise, tels que les employaient nos premiers pères. Au temps de Vercingétorix, trois enceintes de fascines et de terre battue, revêtues de pierres sèches, s’arrondissaient en amphithéâtre sur le flanc de la colline. La colline s’est exhaussée depuis de toute la masse des matériaux qui formaient la ville, et maintenant c’est littéralement une haute montagne de pierres, sans végétation possible, et d’un aspect désolé. Une quinzaine de maisons et une pauvre église, avec la base d’une tour féodale et un seul arbre assez mal portant, forment au sommet du mont une misérable bourgade. Et voilà ce qu’est devenue une des plus fortes places de défense du pays limitrophe entre les Biturriges et les Arvernes, territoire vague que les nouvelles délimitations ont fait rentrer assez avant dans la circonscription du département de la Creuse, mais qui jadis a été alternativement Berri et Marche, Combraille et Bourbonnais. Le comté de la Marche était lui-même une formation du moyen âge, qui se resserrait ou s’étendait au gré du destin des batailles, et selon les vicissitudes de la fortune de ses princes. Toull fut, au moyen âge, l’extrême frontière du Berri sur la limite du Combraille. C’était l’ancienne division gauloise. Le Combraille était le pays des Lemovices. La division des départements est admirable en tous points, sauf celui de jeter un dernier voile d’oubli sur l’histoire déjà assez obscure des petites localités.

L’habitant de ces montagnes, attaché à un pays aride, et habitué à une sobriété parcimonieuse, est le plus âpre au gain qui soit au monde. Il est actif et industrieux comme tous ceux qu’une nature marâtre dresse au joug de la nécessité. Il aime ce sol ingrat qui ne le nourrit pas, et quand il a fait la vie de maquignon ou de maçon bohémien, dans sa jeunesse, il revient mourir de la fièvre sous son toit de chaume, en léguant à sa famille le prix de son travail ou de son talent. Plus ouvert et plus civilisé que celui des heureuses vallées limitrophes du Berri, il accueille mieux l’étranger et s’en méfie davantage. Il est, selon l’expression de Balzac, aimable comme tous les gens très-corrompus. Cependant il vaut mieux que sa réputation, et, quand il se mêle d’être estimable, il ne l’est pas à demi. Il joint alors la probité et le dévouement à l’esprit, à l’activité, au courage, à la persévérance.

Les femmes s’expatrient aussi dans leur jeunesse, et font volontiers les fonctions de servantes dans les provinces voisines. Lorsqu’elles sont belles, elles y deviennent vite de servantes maîtresses, et la femme légitime berrichonne ne doit pas essayer de lutter contre la concubine marchoise. Celles qui, après une vie pure et laborieuse, rentrent dans leurs montagnes pour se vouer aux soins de la famille, sont d’excellentes ménagères, et celles qui n’en sont jamais sorties ont une candeur souvent préférable à l’acquis de leurs compagnes.

Le premier indigène de la montagne de Toull auquel Guillaume de Boussac s’adressa était un rusé compère, jovial, railleur et affable ; mais il était de ceux qui pratiquent la méfiance, cette sagesse du pauvre qui ne se laisse éblouir ni par les beaux habits ni par les douces paroles. Aussi, ne se dérangea-t-il de la pierre où il était assis, mangeant son pain noir, et faisant gratis la conversation avec le jeune voyageur, que lorsque celui-ci eut ajouté à ses demandes de service, le mot en vous récompensant, qu’on lui avait recommandé de ne jamais oublier dans ce voyage. Aussitôt qu’il eut prononcé cette formule magique, le vieux Léonard ferma lestement son couteau, mit le reste de son fromage dans sa poche, et, prenant les rênes du cheval, qui ne gravissait plus la voie pavée qu’avec effort, il se mit en devoir de conduire Guillaume au meilleur gîte possible.

— Je vous conduirais bien chez le maître d’école, lui dit-il, mais il n’aurait à vous offrir que des ognons crus. Je vous conduirais bien aussi chez M. le curé ; mais il a pris mon garçon avec lui pour aller dans la montagne porter le bon Dieu à une femme qui se meurt. Je vous conduirais bien chez moi ; mais ma femme est aux champs, et il faut que j’aille creuser la fosse de celle qui va mourir ; car c’est moi qui suis le sacristain de la paroisse…. Je vous conduirais bien encore à l’auberge… mais il n’y en a point. Je vais vous mener tout droit chez la mère Guite, qui a un fameux bouchon, et où vous ne manquerez de rien. Vous avez apporté tout ce qu’il vous faut, n’est-ce pas ? Est-ce que vous n’avez pas d’avoine sous votre valise ? Et dedans, vous avez bien du pain blanc et une bouteille de vin ?

— Je n’ai rien apporté du tout, répondit Guillaume, et je vois que je dois m’attendre à ne rien trouver.