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JEANNE.

sieurs divisions, toute cette pauvre masure, couverte de mousse et de plantes vagabondes ; cependant l’intérieur était propre et annonçait des habitudes d’ordre et d’activité. Trois lits en forme de corbillards et garnis de lambrequins jaunes fanés occupaient deux faces de la muraille. Sur celui du milieu, on voyait le corps de la morte, entièrement recouvert d’un drap blanc, le plus fin et le meilleur de la maison. Quatre chandelles de cire vierge brûlaient aux quatre coins du lit. Deux ou trois vieilles femmes, de celles qui, au fond de la Marche comme dans les montagnes de l’Écosse, assistent avec un zèle mêlé de superstition à toutes les funérailles, priaient autour du lit, et au milieu d’elles, une grande jeune fille, d’une beauté remarquable, agenouillée tout près du cadavre, pleurait en silence, les yeux fixés à terre, et les mains entr’ouvertes sur ses genoux, dans une attitude qui rappela au jeune homme la Madeleine de Canova.

L’apparition de Guillaume ne fut remarquée de personne dans le premier moment, et il put contempler cette figure angélique qu’il s’imagina connaître, bien que, depuis ses premières années, il l’eût oubliée au point d’ignorer jusqu’à son existence. Le teint pur de Jeanne, pâli par la douleur et la fatigue, avait la blancheur mate du marbre ; ses yeux blancs, ouverts et fixes, tandis que des larmes qu’elle ne songeait point à essuyer ruisselaient sur ses joues ; la pureté des lignes sévères de son profil, et l’immobilité de sa consternation : tout contribuait à lui donner l’apparence d’une statue.

La première personne qui s’aperçut de l’arrivée de l’étranger fut la sœur de la défunte, une grande virago à l’air dur et bas à la fois. Elle fit un signe de croix comme pour clore méthodiquement sa prière, et, se levant, elle s’approcha de Guillaume.

— Qu’est-ce que vous demandez, Monsieur ? lui dit-elle d’une voix forte qui semblait profaner le silence respectueux dû au sommeil des morts.

— Je venais savoir, dit Guillaume embarrassé, des nouvelles de la malade.

— Êtes-vous médecin de campagne, Monsieur, reprit la Grand’Gothe. Je ne vous ai jamais vu par ici… Il n’y a rien à gagner pour les médecins chez nous… Ma sœur est morte depuis une heure.

— Je ne suis pas médecin, dit Guillaume.

— En ce cas, vous êtes un homme de la justice ; vous êtes bien pressé de venir mettre les scellés chez nous. On n’a pas besoin de vous ; la fille est majeure ; et puisque je n’ai rien à prétendre, ajouta-t-elle d’un ton aigre, je n’en veux rien détourner. Allez, allez ! passez votre chemin. On connaît la loi, et on ne veut pas faire de frais inutiles.

Guillaume, voyant qu’il risquait fort d’être éconduit brutalement, se résigna, non sans honte, à se faire connaître. Il le fit en baissant la voix, craignant de la part de cette maîtresse-femme, des apostrophes plus dures que les précédentes. Mais, au lieu de lui reprocher de venir trop tard, elle changea tout à coup de manières et de langage.

— Vous saviez donc que ma sœur était malade, mon cher Monsieur, dit-elle d’un ton patelin ; et vous veniez pour l’aider un peu ? C’est bien trop de bonté à vous de vous être dérangé pour du pauvre monde comme nous. On a honte de n’avoir rien à vous présenter pour vous rafraîchir. Que voulez-vous ! ma pauvre sœur ne fait que de trépasser, et on n’a pas eu seulement le temps de ranger la maison. Mais asseyez-vous donc sur une chaise et pas sur ce mauvais banc, Monsieur : je vais mettre un linge blanc dessus pour que vous ne gâtiez pas vos habillements.

— Je ne suis pas venu pour vous être importun au milieu de votre chagrin, répondit le jeune baron choqué de l’aisance et de la présence d’esprit qui trahissaient chez cette femme une profonde sécheresse de cœur. J’espérais adoucir les derniers moments de ma pauvre nourrice, en accueillant et en exécutant ses dernières intentions. Puisque je viens trop tard, je vais me retirer pour ne pas vous déranger dans un pareil moment, et cependant j’aurais voulu adresser à ma sœur de lait quelques paroles de consolation et quelques offres de service. Mais, dans ce dernier cas, je viens trop tôt, car il est impossible qu’elle songe à autre chose qu’à la perte qu’elle vient de faire.

— Oh ! si fait, Monsieur, il faut lui parler, répliqua la Grand’Gothe d’un air décidé, elle peut bien vous écouter : c’est bien trop d’honneur que vous lui faites. Jeanne ! Jeanne ! viens donc parler à ce Monsieur.

— Ne la dérangez pas de sa prière, reprit Guillaume d’un ton ferme. Je ne le veux pas. J’attendrai qu’elle soit en état de m’entendre.

Et repoussant la tante, qui voulait réveiller l’attention de Jeanne, il s’approcha du cadavre, et resta absorbé dans les pensées graves et pénibles que lui inspiraient ce lit de mort, et cette orpheline abandonnée à l’autorité d’une nature grossière et acariâtre, caractère fortement empreint sur les traits repoussants de la tante.

Jeanne leva les yeux sur l’étranger, et les baissa aussitôt, ne comprenant pas, et ne pouvant pas songer à comprendre le motif de sa présence. Les autres femmes ne pensaient plus à marmotter leurs prières. Elles le regardaient avec étonnement, et se levèrent une à une pour aller demander à la Grand’Gothe ce que pouvait vouloir ce jeune monsieur.

Guillaume, se trouvant ainsi seul près de Jeanne, résolut de lui adresser la parole. Mais la muette et religieuse douleur de cette jeune fille le frappa d’un respect qu’il ne put surmonter. Il s’éloigna lentement, et tandis que les vieilles femmes, malgré son refus, s’empressaient à dresser une table pour lui servir du laitage, il alla tristement s’accouder contre l’étroite fenêtre envahie par le feuillage qui jetait un jour verdâtre sur le linceul de la morte.

Mais sa triste rêverie fit place à la surprise, lorsqu’il vit, à travers les rameaux de la ronce grimpante, Léon Marsillat assis auprès de Claudie, sur le banc adossé au bas de cette lucarne. Ils parlaient d’un ton animé ; et, moitié sans le vouloir, moitié dominé par la curiosité, Guillaume entendit le dialogue suivant :

— Faut que vous soyez joliment effronté tout de même, disait Claudie d’une voix étouffée par la colère, de venir comme ça au moment où sa mère tourne l’œil. Vous croyez donc que vous allez l’emmener tout de suite derrière votre chevau ? Oh ! vous aviez beau vous cacher, je l’ai vu de loin, votre chevau, attaché derrière la maison, à un arbre et je me suis dit : voilà le loup.

— Tu es une sotte, Claudie, répondait Marsillat à demi-voix. Je ne pense ni à me cacher ni à me montrer. N’est-il pas tout simple que, passant tout près d’une maison, et sachant que la pauvre femme était au plus mal, j’aie voulu demander de ses nouvelles ?

— Eh pourquoi-t-est-ce que vous n’entriez pas, et que vous vous rangiez derrière c’te buisson, là où ce que vous avez été bien surpris d’être surpris par moi ? oh ! j’ai vu votre manége, allez ! je vous voyais de là-haut, et vous ne me voyiez point, vous ; vous étiez trop occupé d’attendre si Jeanne ne sortirait point par la petite porte de la bergerie ; eh bien ! vous venez trop tard, mon galant ; d’abord la Jeanne ne peut pas vous souffrir ; elle m’a dit plus de cent fois, et je vous le redirai autant de fois, qu’elle aimerait mieux se jeter dans le puits que de se laisser seulement embrasser par un coureur de filles comme vous. En second lieu, il y a là dedans un jeune monsieur, bien plus joli que vous, qui vient la chercher pour l’emmener à Paris.

— Quels contes me fais-tu là, Claudie ? et que m’importe, d’ailleurs ? je n’ai jamais songé à Jeanne, je n’aime que toi ; ne fais donc pas semblant d’en douter. Allons, je m’en vais, faisons la paix.

— Non pas ! vous ne m’embrasserez pas. Ça n’est pas la peine. D’ailleurs vous n’allez pas loin.

— Sur ma parole, je m’en retourne à Boussac.

— Oui, quand vous aurez venu à bout de parler à la Jeanne, quand vous lui aurez dit : « Viens chez nous, ma petite Jeanne, ma sœur est très-douce à servir, je te ferai donner tout ce que tu voudras. » Il y a plus d’un mois que vous lui chantez cette chanson-là ; mais elle n’est pas si bête que de vous écouter.