Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1855.djvu/268

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
JEANNE.

 Les corrections sont expliquées en page de discussion

— Vous voyez ben, mère Gothe, que c’est à cause de moi qu’alle jure comme ça ! dit d’une voix creuse et lugubre, et avec un regard haineux, l’homme qui jusque-là s’était tenu muet et immobile dans le coin du foyer.

— Je n’ai rien dit contre vous, père Raguet, répondit Jeanne, mais vous direz contre moi ce que vous voudrez, je n’irai pas demeurer chez vous.

— Je m’y opposerais de tout mon pouvoir ! s’écria le curé, qui ne put contenir un geste de mépris en apercevant la sombre figure de Raguet.

— C’est bien, monsieur l’abbé ! répondit Raguet. Y en a qui sont toujours accusés de tout le mal qui se fait contre eux ; y en a aussi qui parlent comme des bons saints, et qu’on croit ben religieux, et qui ont de plus mauvaises pensées que moi.

— Oui, oui ! reprit la mégère, il y a du monde bien sournois, père Raguet, et c’est ceux-là qui se contentent toujours aux dépens des autres.

Le bon curé pâlit de crainte et d’indignation. Guillaume s’approcha de Raguet et le regarda en face d’un air de menace et de mépris, mais sans pouvoir lui faire baisser les yeux. Cette face pâle et morne semblait n’être susceptible d’aucune autre expression que celle de la haine calme et patiente. — Qui avez-vous l’intention d’insulter ici ? lui dit Guillaume, en le toisant avec hauteur.

— Je ne vous parle pas, mon petit Monsieur, répondit le paysan, et de plus gros que vous ne m’ont pas épeuré.

— Mais vous allez sortir d’ici ! s’écria Guillaume en s’armant de la fourche à attiser le feu, car il lui semblait que Raguet faisait le mouvement de prendre une arme sous sa veste sale et débraillée.

— Sortir ? dit Raguet avec le sang-froid de la prudence et sans montrer aucune crainte, je ne demandons pas mieux ; on n’est pas déjà en si bonne compagnie ici… Je ne dis pas ça pour M. Marsillat.

— C’est bien de l’honneur pour moi, dit Marsillat d’un ton ironique, Allons, Raguet, taisez-vous et partez. Vous savez que je vous tiens ! soyez sage… et gentil, ajouta-t-il d’un air railleur auquel Raguet répondit par un sourire d’intelligence.

— Oui, oui, allons-nous-en, mère Gothe, dit-il en se traînant lentement vers la porte. En voilà assez, mes braves gens ! Sans adieu. » Et il partit sans lever son chapeau, suivi de la tante qui serrait le poing et grommelait des imprécations entre ses dents.

— Misérable, murmura le curé lorsqu’ils furent éloignés.

— Lâches canailles, dit Guillaume. Cet homme a la tournure d’un scélérat.

— C’est pour cela qu’il n’est pas très-redoutable, dit Marsillat avec légèreté.

— Ah ! ma pauvre Jeanne ! s’écria Cadet, tout ça c’est trop malheureux pour toi. Oh ! oui, t’as eu du malheur de perdre ta mère. Ces gensses-là te feront du tort.

— N’aye pas peur, mon Cadet, répondit Jeanne en essuyant ses larmes, et en faisant le signe de la croix ; s’il y a des mauvais esprits contre moi, il y a aussi pour moi des bons esprits.

— Oui, Jeanne, oui, s’écrièrent à la fois Guillaume et M. Alain, vous avez des amis qui ne vous abandonneront pas.

— Oh ! je le sais bien ! vous êtes des honnêtes gens, tous les deux, répondit Jeanne en leur tendant une main à chacun ; puis, elle ajouta en tendant la main aussi à Marsillat, avec une candeur angélique : Et vous aussi, monsieur Marsillat, vous n’êtes pas méchant. Vous avez eu pour moi bien des bontés. Vous avez monté sur ma maison tout au travers du feu : vous avez veillé toute la nuit pour m’aider à garder le corps de ma pauvre âme de mère… Et Cadet aussi, c’est un bon enfant ; tout le monde a été bon pour moi. Ça me reconsole un peu de ceux qui sont méchants et sans raison.

Cadet se mit à pleurer, sans que sa bouche cessât de sourire comme c’était son habitude invincible. Quant à Marsillat, il fut touché de la reconnaissance de Jeanne, et une sorte d’affection dont il était loin d’être incapable vint se mêler à son désir sans en diminuer l’intensité. Il avait le cœur bon et la conscience peu farouche. Il rêva un instant au moyen de concilier sa passion avec sa loyauté, et le compromis fut assez lestement signé. C’était un homme d’affaires si habile !

— Maintenant, dit Guillaume en se rapprochant de Jeanne, peux-tu me dire, ma chère enfant, pourquoi tu veux me retirer le droit de m’occuper de ton sort ?

— Je ne vous refuse pas ça, mon parrain. Vous me conseillerez où je dois me retirer ; et si j’ai besoin de crédit pour acheter mon deuil, vous me permettrez de me recommander de vous. C’est bien assez ; je ne veux rien de plus.

— C’est ce que nous verrons, Jeanne. D’où te vient donc cette fierté ? c’est de la méfiance contre moi.

— Oh ! ne croyez pas ça, mon petit parrain, je n’en suis pas capable ! mais je vas vous dire, j’ai des raisons de refuser votre argent, à cause de vous, et j’en ai aussi à cause de moi. Les raisons à cause de vous, c’est que vous ne savez pas encore si votre mère sera consentante de tout ça, et qu’un jeune homme comme vous, ça n’a pas toujours plus d’argent que ce n’est de besoin.

— Qui t’a appris ces choses-là, Jeanne ?

— C’est M. Marsillat, qui s’y connaît bien ; pas vrai, monsieur Marsillat, que vous m’avez dit, à ce matin, avant de revenir à Toull, que mon parrain n’avait pas encore la jouissance du bien de son père, et que ça le gênerait beaucoup de me payer ma maison ?

— Ah ! s’écria Guillaume en regardant fixement Léon, vous avez eu la bonté de vous occuper de mes affaires à ce point ?

— Est-ce que je t’ai parlé de cela, Jeanne ? je ne m’en souviens pas, dit Marsillat, avec le ton d’une profonde indifférence.

— Oh ! vous devez bien vous en souvenir, monsieur Léon ! à telles enseignes, que vous avez eu la bonté de m’offrir de faire rebâtir ma maison, disant que vous, ça ne vous gênerait en rien.

— Ah ! s’écria Claudie, dont les yeux s’arrondirent comme ceux d’un chat, M. Léon t’a proposé ça ?

— Je comprends, dit Guillaume avec amertume ; M. Léon préfère être ton bienfaiteur, et tu préfères ses bienfaits aux miens, Jeanne ?

— Oh ! non, mon parrain, je sais bien ce qui est convenant, et ce qui ne l’est pas. M. Marsillat n’est pas mon parrain, et il parlait comme ça par amitié pour vous, et par grande charité pour moi. Mais je lui ai bien dit, comme je lui dis encore devant vous, que si j’acceptais ça, je ferais mal parler de moi, et que ça me rendrait un bien mauvais service.

— Vous parlez avec bonté et avec sagesse, Jeanne, dit le curé.

— Oh ! non, monsieur le curé, dit Jeanne, je parle dans la vérité de mon cœur. J’ai bien de l’obligation à M. Marsillat, mais je n’accepterai jamais ça.

— Peste soit de l’innocente ! pensa Marsillat, très-mortifié de voir ébruiter avec tant de bonne foi ses tentatives de séduction.

— Tant qu’à la maison, reprit Jeanne, il n’y faut pas songer, mon parrain, ça ne me ferait ni chaud ni froid de la voir neuve. Ça ne serait jamais la même maison où ma mère m’a élevée, où elle a vécu, où elle a mouru. J’ai donné les meubles à ma tante, il le fallait bien pour la déchagriner un peu. Des meubles neufs, je n’en ai pas besoin. Pour moi toute seule, qu’est-ce qu’il me faut ? j’aurais aimé ce qui m’aurait venu de ma mère, voilà tout.

— Cependant, dit Marsillat avec l’intention de repousser les soupçons de Guillaume et de M. Alain, avec votre maison vous auriez trouvé facilement un mari, ma pauvre Jeanne ? au lieu qu’à présent… !

— À présent ? s’écria ingénument Cadet, alle en trouvera un tout de même quand que c’est qu’alle voudra… Alle peut bien se passer de maison, allez !

— Serait-ce là l’amant préféré de la belle Jeanne ? pensèrent en même temps Guillaume et Léon, en tournant leurs regards sur la figure épaisse et rebondie du gros Cadet.

Mais Jeanne répondit :