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JEANNE.

me l’avez écrit dans le temps. D’ailleurs, cela fait trop d’honneur à Guillaume pour qu’on l’oublie.

— Vous ai-je écrit tous les détails de cette aventure ? que cette chaumière était précisément celle de la pauvre Tula, qui venait de mourir ? et que Jeanne ayant perdu dans le même jour sa mère et tout son chétif avoir, Guillaume l’avait adoptée en quelque sorte dans un noble élan de charité ? C’est ainsi qu’il la connut et me l’amena.

— Mais c’est tout un roman, cela, mon amie !

— C’est un roman bien simple, et qui se termine là. L’héroïne soigne mes poules et ma laiterie.

— Et Guillaume ?

— Eh bien, quoi ! Guillaume ?

— Il n’a pas fait un roman là-dessus, lui ?

— Il a fait une jolie romance ; mais Jeanne n’y comprendrait goutte, et ne saurait pas la chanter… D’ailleurs, elle est fort sensible, pour une paysanne, et on ne peut prononcer le nom de sa mère sans qu’elle se mette à pleurer.

— Ah ! elle a le cœur sensible ?… Est-ce que Guillaume….

— Que demandez-vous ?

— Rien. Mais dites-moi donc pourquoi vous avez fait voyager si longtemps Guillaume après tout cela ?

— Hélas ! vous le savez, sa santé avait beaucoup de peine à se remettre. Une profonde mélancolie l’absorbait et me donnait des craintes poignantes pour l’avenir.

— Et la cause de cette mélancolie, vous n’avez jamais pu la savoir ?

— Il n’y avait pas d’autre cause, je vous le jure, qu’un état maladif, une sorte d’atteinte au cerveau. J’ai toute la confiance de mon fils ; il ne m’a jamais rien déguisé, rien caché, même. Il m’a constamment protesté, comme je vous l’ai écrit, qu’il ne connaissait pas de cause morale à sa langueur. Les médecins ont conseillé la distraction, les voyages. Lui-même en sentait le besoin, et il n’a pas passé deux mois en Italie avec notre bon ami sir Arthur Harley, sans recouvrer la force, l’appétit, la gaieté et toute la fraîcheur de sa jeunesse. Sir Arthur m’écrit, ainsi que lui, toutes les semaines, et me mande, en dernier lieu, que je vais en juger !

— C’était un charmant jeune homme que Guillaume ! reprit madame de Charmois, devenue tout à coup pensive ; il me tarde de le revoir. — Mais dites-moi donc, mon cœur, ce bon monsieur Harley, votre Anglais, est-il aussi riche qu’on le dit ?

— Pas très-riche pour un Anglais qui voyage ; mais enfin, il a bien un million de fortune.

— Eh ! c’est fort joli, cela !… Est-ce que vous ne pensez pas que ce serait un joli parti pour Marie ?

— Vous n’avez en tête qu’établissements et coups de fortune ! Eh bien ! je vous assure que je n’ai jamais songé à cela.

— Et en quoi la chose serait-elle impossible ? N’est-ce pas une bonne idée que je vous donne ?

— C’est du moins fort invraisemblable. Si le droit d’aînesse est rétabli, surtout, Marie aura à peine deux ou trois mille livres de rente. Un millionnaire n’est pas son fait, vous le voyez, et j’aspire à beaucoup moins pour elle.

— Bah ! elle est jolie ! et votre Anglais, autant que je me le rappelle, est un philosophe, un original. Un peu d’adresse, un peu de coquetterie, et Marie pourrait bien lui tourner la tête.

— Marie n’aura pas cette coquetterie, et je ne la lui conseillerai pas. Nous ne sommes pas adroites, ma toute belle, nous sommes fières !

— Folie que tout cela ! vous serez bien plus fières avec un million de fortune.

— Ne dites jamais de pareilles choses devant ma fille, je vous en supplie. J’espère que vous ne les diriez pas devant la vôtre.

— Une fille à qui il faudrait indiquer l’emploi de ses beaux yeux et de son doux sourire pour trouver un mari serait une fille bien sotte. Les jeunes personnes devinent tout cela sans qu’on le leur apprenne.

— Marie aura le bon esprit d’être bête. Elle est très-enfant, très-simple, et sans aucune ambition.

— Cela n’empêche pas de voir que M. Harley est un fort bel homme, qu’il est encore jeune… à ce qu’il me semble, du moins. Quel âge a-t-il ?

— Quelque chose comme trente ans.

— Ouf ! j’aimerais mieux qu’il en eût quarante. S’il en avait cinquante, l’affaire serait sûre. Les hommes de cinquante ans aiment mieux les jeunes filles que ceux de trente. Il est vrai que quand ils ont de l’esprit ils sont plus méfiants.

On persuaderait facilement à un homme de trente ans qu’une de nos filles se meurt d’amour pour lui, et tout est là, croyez-moi. Les hommes n’épousent que par amour-propre, soit un grand nom, soit une grande fortune, soit une grande beauté. Et quand il n’y a pas une grosse dot, il est bon qu’il y ait une grande passion. Cela les flatte, et ils se décident pour empêcher une jeune personne d’en mourir.

Madame de Boussac, quoique bonne et digne, péchait principalement par faiblesse de caractère, et ses bons principes ne répondaient pas suffisamment à ses bons instincts. L’empire l’avait beaucoup moins corrompue que madame de Charmois ; mais il en avait fait comme de toutes les femmes qui y ont joué un bout de rôle, un enfant gâté, une personne frivole, soumise à des besoins de luxe et de vanité, que le régime collet-monté de la restauration ne pouvait pas corriger radicalement. Guillaume croyait à sa mère plus qu’elle ne le méritait. Il prenait à la lettre ses sages discours et sa noble tenue. Il ne savait pas combien elle regrettait au fond du cœur cette déchéance de position dont elle avait l’air de prendre son parti fièrement. Madame de Boussac n’était pas intrigante ; mais le caractère intrigant de la Charmois ne la scandalisait pas autant qu’il l’aurait dû faire. Elle n’eût jamais inventé rien de bas et de pervers ; mais au lieu d’être indignée de ces vices chez les autres, elle s’en amusait quand elle les voyait entourés d’esprit et d’audace enjouée. Elle se fût prêtée avec nonchalance à une intrigue, toute prête, comme les personnes faibles, à se faire, en cas d’échec, un mérite de n’y avoir pas résolument trempé, et même à railler et condamner doucettement les inventeurs de la ruse ; mais capable pourtant de les admirer et de les remercier, si la ruse réussissait à son profit sans qu’elle eût paru y donner les mains.

La scélératesse de la grosse Charmois ne la révolta donc pas réellement. Elle prit le parti d’en rire, et feignit de ne pas croire au succès pour se le faire mieux démontrer. Être honnête et rester l’amie d’une pareille femme, n’était-ce pas renoncer en quelque sorte à son propre mérite ! Mais la Charmois, plus fine qu’elle, ne la tâtait sur ce chapitre que pour savoir si elle avait des projets pour sa fille, pensant, en femme avisée, que sir Arthur pourrait bien être un meilleur gendre pour elle-même que Guillaume de Boussac, sur lequel elle avait commencé par jeter son dévolu.

XI.

LE POISSON D’AVRIL.

La conversation en était là lorsqu’un murmure de chuchotements et de rires étouffés se fit entendre derrière la porte, et les deux demoiselles dont on avait auguré la destinée, se présentèrent, fort peu occupées des châteaux en Espagne que leurs mères venaient de leur bâtir. Malgré les éloges réciproques que ces dames avaient échangés sur le compte de leurs filles, elles n’étaient remarquables par leur beauté, ni l’une ni l’autre. Elvire de Charmois était une grosse personne assez bien faite, fraîche, et vêtue avec recherche, grâce aux soins de sa mère, qui la tenait toujours sous les armes, prête à passer la revue des épouseurs. Mais quelque effort d’imagination que fît madame de Charmois pour échapper à une triste réalité, Elvire ressemblait à M. de Charmois d’une façon désespérante. Elle avait son esprit lourd et commun, et même il semblait que sa physionomie eût hérité de toute la mauvaise humeur que l’un des auteurs de ses jours avait occasionnée à l’autre.