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JEANNE.

villageoise avaient un comique gracieux que la robe bleu-céleste de la romantique Marie faisait paraître choquant et même effronté. Enfin la bonne Claudie, dont les formes rondes et mignonnes ne manquaient pas de charme dans la liberté de leurs allures, avait, en cet instant, l’air d’un méchant petit garçon mal déguisé en femme.

Jeanne offrait avec elle un parfait contraste : elle était aussi belle en demoiselle qu’en villageoise ; la vigueur de ses formes n’avait rien de masculin, grâce à son humeur paisible et chaste, qui lui conservait toujours une contenance grave et posée. Son teint de lis et de roses (pour elle cette vieille métaphore était toujours de saison, et il n’y avait soleil ni hâle qui pussent en triompher), paraissait plus pur et plus frais encore avec la robe blanche et la fraise de dentelle ; ses cheveux splendides, que la coiffe avait toujours dérobés aux regards, s’étaient prêtés sous le peigne au goût exquis de mademoiselle de Boussac, et s’arrondissaient en tresses d’or autour de sa tête admirablement conformée. Ses mains, d’un beau modelé, n’avaient eu besoin d’autre cosmétique que le laitage qu’elles pétrissaient tous les jours, pour devenir merveilleuses de blancheur et de souplesse. Il n’y avait que son pied qui fût mal déguisé ; c’était celui d’une statue grecque ; habitué dans l’enfance à marcher nu sur les bruyères, il était trop beau et trop naturel pour se sentir à l’aise dans les souliers étroits et pointus à l’aide desquels les femmes du monde se font des extrémités artificielles qui ne semblent pas appartenir à un corps humain.

— J’avoue, dit mademoiselle de Boussac en la regardant, que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que toi, ma pauvre Jeanne. Le ciel t’aurait créée pour être impératrice, qu’il n’aurait pas fait mieux. — À présent, maman, ajouta-t-elle, nous allons nous promener dans le jardin. Les gens de la ville qui nous verront de loin prendront ces deux déguisées pour des demoiselles arrivant de Paris. Le bruit va se répandre tout de suite que madame la sous-préfette a trois filles, et demain, quand ils n’en verront plus qu’une, ils seront aux champs pour savoir ce que sont devenues les deux autres. Cela fait que toute la ville de Boussac goûtera au poisson d’avril.

— Mesdemoiselles, pas de plaisanterie où je sois mêlée, je vous en prie, dit madame de Charmois. Dans ma position, je ne puis me permettre de rire avec mes administrés. Ce serait du plus mauvais ton, et les mettrait avec moi sur un pied d’intimité qui ne me conviendrait nullement.

— Et puis cela pourrait les fâcher, ajouta madame de Boussac, faire croire qu’on se moque d’eux, qu’on les traite légèrement, et les gens des petites villes sont horriblement susceptibles. Ainsi, Marie, ne poussez pas cela plus loin, mon enfant.

— C’est vrai, répondit Marie avec douceur. Eh bien ! nous y renonçons bien vite, maman.

— Ah ! bien, voilà tout notre amusement fini ! dit Elvire en reprenant tout à coup son air boudeur ; c’est bien la peine d’avoir passé tant de temps à les costumer ! Maman, vous êtes toujours comme cela. Vous ne voulez jamais qu’on s’amuse ! Si vous n’aviez rien dit, madame de Boussac n’aurait pas songé à nous le défendre.

— Mais puisqu’on vous dit, ma fille, que cela pourrait choquer, et faire naître dès l’abord des préventions contre nous !

— Le beau malheur de choquer des sots ! reprit Elvire, qui était toute rouge de dépit, bien que son ton traînant n’indiquât pas une violence expansive et franche.

Madame de Charmois allait répondre, et la dispute n’eût pas fini de si tôt, lorsque Cadet entra apportant des bougies. Le fils du sacristain Léonard avait fait récemment partie de la nouvelle levée de serviteurs campagnards que, pour raison d’économie, madame de Boussac avait substituée à sa valetaille parisienne. C’était Jeanne, consultée par sa marraine, qui avait indiqué Cadet comme un bon sujet, un garçon à tout faire, comme on dit. Cadet était enchanté de vivre auprès de Claudie, qui était sa camarade de première communion (chez les paysans, aller ensemble au catéchisme établit un lien qui ne s’oublie pas), et de Jeanne, qui avait été sa compagne bienveillante et son guide éclairé dans l’art de faire pâturer les bêtes. Il était un peu lourd, un peu maladroit, cassait beaucoup, faisait mille quiproquos quand on le chargeait de diverses commissions, et n’avait pas encore pu, depuis six mois, élever son intelligence jusqu’à la symétrie du dessert. Au demeurant, laborieux, point ivrogne, probe et de bonne volonté, il se faisait pardonner toutes ses gaucheries, et la grand’dame de Boussac avait pris le parti d’en rire avec Marie, qui le protégeait parce que Jeanne intercédait toujours en sa faveur. Quant à Claudie, elle passait sa vie à le taquiner, à le gronder, à le contrefaire, ce qui, loin de l’offenser, le charmait, et, de son côté, la malicieuse fille eût été désolée de perdre un camarade qui alimentait sa joyeuse humeur par une niaiserie complaisante et une crédulité inaltérable.

Cadet n’avait pas été initié au projet du poisson d’avril. En voyant confusément deux dames de plus au fond du salon, il baissa modestement les yeux : suivant sa coutume, plaça les lumières, attisa le feu, ferma les jalousies, et sortit sans s’apercevoir des rires de Claudie et de mademoiselle Elvire, qui pouffaient, tandis que Jeanne et Marie gardaient parfaitement leur sérieux.

Marsillat entra l’instant d’après, et madame de Boussac, qui le traitait en ami de la maison, consentit tacitement à ce que Marie fît rester les deux fausses demoiselles pour tenter l’épreuve sur lui. Seulement Marie, qui se méfiait du coup d’œil rapide et pénétrant de Léon, poussa les soubrettes dans l’embrasure d’une fenêtre, et se plaça devant elles, avec Elvire, auprès d’une table à ouvrage.

Léon Marsillat était fort bien venu au château de Boussac, depuis la maladie de Guillaume. Il avait témoigné alors un grand intérêt à ce jeune homme. Il s’était dévoué obligeamment à lui venir tenir compagnie et faire la lecture deux ou trois fois le jour, durant sa convalescence. Il ne s’était pas rebuté de la froideur languissante avec laquelle le malade avait agréé ses soins. Lorsque Guillaume avait été assez fort pour manifester sa reconnaissance ou son déplaisir, madame et mademoiselle de Boussac avaient remarqué avec surprise qu’il s’était montré de plus en plus froid et contraint envers Marsillat. Il ne lui avait jamais adressé de paroles désobligeantes ; bien au contraire, il l’avait remercié de son dévouement en termes affectueux, mais sur un ton glacé. Puis il avait paru l’éviter, retenir mal un geste d’impatience et de mécontentement quand il le voyait entrer dans la cour et se diriger vers la maison : enfin, il lui était arrivé plusieurs fois de courir à sa chambre et de s’y enfermer, feignant de dormir et ne répondant pas quand Léon venait y frapper doucement, bien que Claudie, qui épiait ou devinait tout, l’eût vu, par le trou de la serrure, lire ou rêver à son balcon.

Marsillat s’était fort bien aperçu de cette disposition peu bienveillante. Il n’en avait tenu compte, feignant de n’en rien voir, ce à quoi l’avait suffisamment autorisé le redoublement d’égards et de prévenances affectueuses de madame de Boussac. La pauvre mère, ne soupçonnant point les motifs de cette antipathie, avait attribué à l’état maladif du cerveau de son fils, l’espèce d’ingratitude dont elle s’efforçait de le justifier, et que cependant elle n’avait osé blâmer ouvertement, les médecins ayant fortement recommandé d’éviter toute émotion et toute contrariété au malade. C’est seulement lorsque Guillaume avait été hors de danger, que madame de Boussac avait fait sortir Marie du couvent, espérant que la société d’une sœur chérie dissiperait la mélancolie du jeune homme. Mais, après quelques jours d’expansion, Guillaume s’était montré plus nerveux, plus bizarre et plus abattu qu’auparavant. C’est alors qu’on s’était décidé à l’envoyer à Marseille rejoindre sir Arthur, qui partait pour l’Italie, et qui demandait, par des lettres pleines d’insistance et d’affection sincère, à se charger de distraire et de surveiller son jeune ami. Marsillat avait offert de conduire ce dernier à Marseille, et cette fois Guillaume avait accepté sa compagnie avec un empressement qu’on avait regardé comme un premier symptôme d’heureuse guérison physique et morale.