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JEANNE.

essaie de lui débrouiller le cerveau. Jeanne, veux-tu que je te dise ?…

— Nenni. Monsieur, je veux que vous ne me disiez rien, répondit Jeanne avec une tristesse qui était toute l’expression de son courroux. En voilà bien trop là-dessus. Moquez-vous de moi, si vous voulez, et des choses que vous ne connaissez pas, si vous ne craignez rien. Moi, je n’ai rien dit, et je n’ai pas fait de mal.

— Oh ! s’écria sir Arthur, affligé de la douleur qui se peignait sur les traits de Jeanne, je ne comprends rien… Mais si Jeanne est dans l’erreur, il lui faut dire la vérité. On ne doit pas se moquer d’elle, mais lui apprendre…

Sir Arthur s’arrêta court en voyant le visage de Jeanne couvert de larmes. Il eut tant de douleur d’avoir contribué à la faire pleurer ainsi, qu’il resta stupéfait, et, plein du désir de la rassurer et de la consoler, il ne sut lui dire que « Hô !… »

L’affliction et le trouble de Guillaume furent plus visibles encore ; mais gêné par la présence de Marsillat, il n’osa faire un pas ni dire un mot pour retenir Jeanne, qui s’éloigna avec empressement.

— Eh bien, dit Marsillat qui, seul, ne parut point ému, que dites-vous, sir Arthur, de cette étrangeté ? n’est-ce pas une observation curieuse à faire sur les mœurs de nos campagnes ? Vous avez voyagé dans des pays lointains et sauvages ; vous ne vous doutiez pas, je parie, qu’il y eût au centre de la France des superstitions si arriérées !

— Dites tant de poésie fantastique, répondit M. Harley. Je ne trouve rien de ridicule ni de méprisable dans tout ceci, et je me rappelle fort bien ce que vous m’avez raconté autrefois des fées ou fades qui hantent les antiques cromlechs gaulois. Mais expliquez-moi pourquoi cette jeune fille pleure ?

— Parce que cela porte malheur de parler des fades et de trahir les relations qu’elles ont daigné avoir avec les mortels. C’est un crime envers elles, et, dès ce moment, elles poursuivent et tourmentent les indiscrets en qui elles avaient mis leur confiance. Vous voyez bien qu’il ne peut venir à l’esprit de cette fille que nous soyons les trois fées du mont Barlot. Elle persiste à croire qu’elle a reçu l’aumône des bons génies, et, dans la crainte que son secret ne soit ébruité, elle gémit et se défend de l’avoir divulgué. Quant à moi, je ne suis pas si tolérant que vous, sir Arthur, à l’endroit de la poésie dite fantastique. Je hais la superstition, et déplore l’erreur grossière, sous quelque forme qu’elles se présentent. Je ne laisse jamais échapper l’occasion de m’en moquer, et je crois que c’est un devoir à remplir envers ces gens simples, qui seront peut-être nos égaux le jour où nous voudrons les éclairer, au lieu de les tenir dans les ténèbres de l’abrutissement.

— Vous êtes devenu bien philanthrope depuis que je n’ai eu le plaisir de vous voir, dit Guillaume avec un peu d’aigreur.

— Je l’ai toujours été, répondit Marsillat, et je me pique de l’être encore, et plus que vous, Guillaume. Car il entre dans les idées de votre caste de perpétuer l’ignorance chez le pauvre, afin d’y perpétuer la soumission. Aussi admirez-vous, en poëtes, que vous prétendez être, le merveilleux qui remplit ces pauvres cervelles ; et vous ne faites qu’entretenir, par la dévotion, par la protection accordée aux images miraculeuses, aux pèlerinages, et autres niaiseries, la folie de nos pauvres villageois. Au lieu que nous, infâmes libéraux, nous voudrions qu’ils pussent lire Voltaire comme nous, et se débarrasser du respect qu’ils portent à Dieu, au diable et à certains hommes.

— Monsieur Marsillat, vous avez raison sur un point et tort sur l’autre, répondit M. Harley. Je voudrais avec vous qu’on affranchît le paysan de ses terreurs comme de sa misère… Mais si vous n’avez que Voltaire à lui faire lire, quand il saura lire, je regretterai pour lui ses légendes poétiques et ses croyances merveilleuses. Jeanne disait tout à l’heure quelque chose d’assez profond, que vous n’avez pas senti. Des paysans, qui vivent aux champs de jour et de nuit, disait-elle, voient des choses que vous ne verrez jamais. C’est-à-dire qu’ils ont l’esprit plus tourné à la poésie que nous, et, en cela, je ne sais trop si nous devons les plaindre ou les envier, les désabuser ou les admirer.

— Oui, oui, vous les admirez en curieux, en amateurs ! reprit Marsillat. Vous recueilleriez volontiers leurs légendes pour les mettre en vers, en prose fleurie et en musique. Mais vous ne voudriez pas que vos enfants fussent nourris de pareils contes, et vous auriez grand soin de les désabuser s’ils prenaient au sérieux ceux de leurs nourrices.

— Vous vous trompez peut-être, dit Guillaume. L’enfant a besoin de poésie, comme le paysan, et on ne peut guère l’instruire qu’à l’aide des symboles. Quant à moi, j’ai été nourri de ces contes que vous méprisez tant, et je serais bien fâché d’avoir sucé l’esprit de Voltaire avec le lait.

— Je sais que vous avez été nourri du même lait que Jeanne, reprit Marsillat en souriant, et les fabliaux de la mère Tula ont pu être de votre goût, comme ceux de ma grand’mère, qui était, ne vous en déplaise, une sorte de paysanne, ont été peut-être du mien jadis. Mais vous n’aimez plus ces symboles qu’à la condition d’en chercher et d’en trouver le sens, au lieu que la pauvre Jeanne et ses pareilles y voient de grosses et terribles réalités qui font l’occupation, le tourment, l’idiotisme et l’abaissement de leur vie. Qu’en dit notre philosophe ? ajouta-t-il en s’adressant avec un peu d’ironie à M. Harley.

— Je dis, répondit celui-ci, qu’il faudrait traiter le cerveau des paysans comme on a traité celui de Guillaume : leur laisser la poésie, et les aider à découvrir le symbole.

— Alors, il n’y aurait plus foi à la poésie, s’écria Léon, qui aimait à discuter. Ils ne feraient plus que s’en amuser comme vous autres ; les plus froids deviendraient des critiques, les plus artistes des littérateurs ; je ne demande pas mieux, moi ; mais ils perdraient dès lors cette naïveté crédule que vous appelez leur poésie, et qui fait, à vos yeux, tout le charme de leur superstition.

M. Harley voulut répondre ; mais il fut bientôt contredit et battu par Marsillat, qui avait la parole plus facile, et qui était à cheval sur une logique plus claire. Cependant il ne convainquit pas l’Anglais, qui, en rendant justice à la netteté de sa critique, trouvait beaucoup de sécheresse dans ses sentiments, et n’envisageait qu’avec effroi sa philosophie matérialiste. Mais les esprits qui se contentent d’une certaine portion, étroite et distincte, de la vérité acquise, auront toujours, dans la discussion, beaucoup d’avantage apparent sur ceux qui cherchent dans l’inconnu une vérité plus vaste et plus idéale. M. Harley dut bientôt céder la palme du raisonnement à l’avocat, et Guillaume, qui se sentait ébranlé par le talent de Léon plus qu’il ne voulait en convenir, devint de plus en plus triste, et finit par garder le silence.

Cette conversation fut reprise le soir autour de la table à ouvrage, où les demoiselles du château et leurs jeunes hôtes avaient ordinairement une causerie à part, tandis que les parents jouaient aux cartes avec quelques fonctionnaires ou bourgeois royalistes de la ville. Arthur et Guillaume eussent souhaité qu’il fût question de Jeanne entre eux et Marie seulement ; mais il n’y eut pas moyen d’empêcher Marsillat de raconter devant Elvire l’aventure du mont Barlot, la découverte que M. Harley avait faite de l’identité de Jeanne avec la petite chevrière, dite la druidesse des pierres jomâtres, et le chagrin que cette fille crédule avait montré en entendant raconter l’incident des pièces de monnaie déposées dans sa main. Mademoiselle de Boussac écouta ce récit avec beaucoup d’attention, et voulut en savoir tous les détails. M. Harley, seul, se les rappelait exactement et minutieusement. Guillaume, étant fort jeune à l’époque de l’événement, en avait un souvenir vague, qui se réveillait à mesure que sir Arthur racontait. Marsillat avait meilleure mémoire que Guillaume ; mais la poésie de ce petit roman l’ayant moins frappé que ses deux compagnons, il ne s’en serait peut-être jamais souvenu plus que Guillaume sans le secours de M. Harley. Cette différence dans l’im-